La main, le regard, la lumière
II apparaît qu'à bien regarder les œuvres de De La Tour et Rembrandt, ceux-ci semblent faire de ce rapport même : lumière/regard/main, par-delà les sujets avoués ou manifestes, un thème récurrent de leur peintures.
Georges
De
Avant
d'aborder ce sujet, il faudrait peut-être se démarquer des catégories Baroque
et Classique, qui ne permettent pas d'appréhender les artistes du clair-obscur
dans leur intégrité[1].
E. Mâle, souligne comment l'art de
« C'est par le souvenir de l'opacité, que l'œil prend du plaisir à la transparence. » parole de Titien, rapportée par Vasari. En effet, le faire, le voir et la lumière dont la pâte est le vecteur, sont trois notions indissociables de tout univers pictural et au centre des théories de la peinture, comme de celles sur la perception.
La vision, la lumière
« La couleur et la lumière sont choses proprement visibles, à la différence de la grandeur, du mouvement, des nombres et des figures qui sont sensibles communs et non propres, comme la lumière » ( DANTE, Banquet , Paris, Pléiade, 1965, p.39.[3]). Sur la question de l'optique, de Platon à Descartes en passant par Vinci et Dante les théories s'affrontent autour de la question du regard passif ou actif.[4]
On retrouve encore chez les mêmes auteurs l'analogie entre le trajet du rayon lumineux et la trajectoire d'une balle (rebond etc..) (Dante, Banquet, op.cit, p. 394 - Vinci, Les carnets, Paris, Gallimard, 1989, p.231.). La vision est la plupart du temps considérée comme un sens supérieur, ce qui fait de la peinture, un an supérieur pour Léonard de Vinci : « comment la peinture surpasse toute œuvre humaine .. car la peinture porte sa lumière en elle. » (Vinci, op.cit. p.226 et 227.) « Sous les yeux sont en quelque sorte compris tous les autres sens » dit Bossuet ; « la vision venant occuper une place laissée vide par le refoulement d'autres sensations, » écrit quant à lui Freud (Malaise dans la civilisation-cité par Lascaux, Gilbert, Ecrits timides sur le visible, Paris, 10/18, 1979, p. 107.) Et nous pouvons conclure par cet extrait du Cratyle de Platon : « Seul entre les animaux l'homme a été à bon droit nommé anthropos : faisant l'étude de ce qu'il a vu, » (anatiôn - ha - opôpé...) (cité par Lascaux, op.cit. p.107.).
Nous
ne reprendrons pas toute l'histoire du symbolisme de la lumière comme image du
divin mais nous pouvons en rappeler quelques phases : fonds dorés byzantins-
éternité, hiératisme puis la lumière ordonnée et progressive des édifices
romans. Suivra
A
Le regard
La main
La main est également l'outil modèle (modeler) de l'acte créateur originel, Dieu pétrissant l'argile pour créer Adam. La main est encore bien entendu l'outil par excellence de la perception ; relais immédiat entre la matière (appelée cire par Dante et Descartes) et l'esprit, relais entre les corps et la conscience. Mais elle est aussi le modèle négatif d'une perception fragmentée. « II faut éliminer de l'univers esthétique, le tact, l'odorat et le goût,... par le tact en effet, le sujet. se met en rapport avec les détails ..eux aussi peuvent être sensibles, avec leur poids, leur dureté, leur mollesse, leur résistance matérielle.. mais l'art n'est pas quelque chose de purement matériel : il est l'esprit se manifestant dans le sensible » (Hegel, Esthétique, cité par Lascaux, op.cit. p. l 19.). Néanmoins, si par le tact, la perception est limitée ou linéaire, les mains sont souvent dans l'histoire de la peinture, les doubles des regards quant à l'expression des sentiments : les calvaires, dépositions de croix ou Annonciations sont l'occasion de représenter une grande variété de sentiments et d'émotions selon une typologie assez facile à établir et qui, de Giotto à David constitue une solide tradition. Mais encore, la question de la main est au cœur de l'acte pictural lui-même, comme relais entre l'esprit et la matière/peinture. Aussi, la facture est elle un phénomène capital à interroger, et surtout à mettre en relation avec le sujet
LUMIÈRE ET CLAIR OBSCUR
Quelle lumière ?
Depuis le Maniérisme, en Italie comme en Flandres la représentation de la lumière traduit clairement une crise, puisqu'elle n'est plus cette lumière universelle et dorée du divin, descendant de l'Empyrée en se diffusant sur le monde créé. Se posent alors évidemment les questions essentielles : de quelle nature est elle ? Quelle est sa source ? Quel est l'espace qu'elle éclaire ? Qu' éclaire t’elle ?
Jusqu'au
début du XVIème siècle, la réponse à ces questions était la plupart du temps évidemment
convenue et inscrite dans un cadre religieux et philosophique a peu près cohérent
et évident; mis à part notamment Uccello et Bosch , la lumière était donc : solaire
(diurne), céleste, divine ; elle éclairait le monde sublunaire, les
créations de Dieu, elle rayonnait dans un espace idéal, nature idéale, jardins,
architectures parfaites, perspectives linéaires élaborées comme des lieux
choisis et créés pour établir le lien harmonieux entre le fini et l'infini, la
terre et le ciel, la matière et l'esprit, l'humain et le divin. Cette lumière
idéale, dans ces espaces choisis fonctionnait comme une marque de l'éternité,
de la permanence, de l'immuable, loin du réel, de l'instant, de l'anecdote ... Par
contre, en ce qui concerne la peinture maniériste et la peinture du XVIIème,
par delà les frontières entre classiques et baroques il suffit de voyager dans
les salles des musées pour constater : nuages, fumées, torches, nuées, pénombre
...Même les peintres dits classiques se refusent à la représentation de cieux
parfaitement clairs et bleus. Je me hasarderai alors à parler de lumière rare. La
modification du statut de la lumière dans la peinture religieuse, point commun
de tous les peintres du XVIIe. était en fait déjà bien annoncée par les
chiaroscuristes, les caravagesques et avant encore, Titien, Tintoret, Greco, Beccafume
au XVIIe.qui avaient en quelque sorte cassé le modèle universaliste et serein
de la peinture dans là tradition catholique (cela, de façon notable, après le
sac de Rome en 1527 et les premières universités réformées du début du XVIIe.
comme le rappelle Chastel (Mythes et
crises de
Réalisme ?
La
première question intéressante est celle du réalisme dont furent accusés sans exception
tous les caravagesques (ou assimilés) : Caravage bien sûr, mais encore De
Le
second argument permettant de comprendre cette accusation de réalisme
outrancier (Poussin accusait Caravage de ne faire qu'un constat, sans exercer
donc l'office de raison nécessaire à
l'art; art qui « n'est pas une
opération naturelle de l'œil » (Poussin)) le second. argument donc,
est le souci de répondre au vérisme et au vraisemblable exigé par l'Eglise de
La peinture commence donc à questionner en fait, la valeur même de la vision, qui se trouve alors être aussi peu fiable que les autres sens puisque faible devant l'illusion. C'est aussi une distance prise face à l'apparence des êtres et des choses. Alors la peinture réaliste en trompe-l’œil n'est pas une simple imitation, un simple constat, «.attirant l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire point l'original » (Pascal) mais une véritable question posée par le biais de l'image, aux sens et à l'entendement. Ambition vaste et modeste à la fois ; car interrogeant de fait, la validité même du visible et bien entendu de ce qui le rend visible, la lumière.
Clair obscur, temps, espace.
Le clair-obscur (caravagesque) introduit une dialectique évidente entre zones éclairées et zones d'ombres ; qu'est ce qui est éclairé, qu'est ce qui ne l'est pas ? Évidente disparition de tout espace quantifiable et mesurable, en perspective, absence de profondeur de champ et d'architecture. Alors la problématique de l'espace comme lieu du temps est réduite. (Rappelons que par exemple les textes de Lebrun sur la manne de Poussin articulent clairement narration/durée/profondeur. (Marin, Louis, op.cit.). Absence de monde, pas de lointains, pas de paysages, pas de dieux. Nous sommes donc avec les caravagesques dans un point de l'espace, nous ne sommes plus dans la narration, ni dans la durée, mais dans l'instant, le moment privilégié : un point du temps. Mise en scène d'une présence d'autant plus forte que tout espace au delà des corps étant clos, ces corps sont imposés frontalement. (La frontalité étant d'ailleurs une notion quasiment spécifique au réalisme et ce jusqu'à Courbet et Manet de façon très notable.). « Ce n'est pas de l'espace que je dois tirer ma dignité » écrit Pascal, ce qui peut nous éclairer sur l'absence de profondeur apparente des adeptes du clair-obscur.
Retour sur la lumière du clair-obscur
Ces
peintres nous confient un espace intime, éclairé, confronté à l'énigme de la
pénombre, espace non défini. Alors apparaît un paradoxe essentiel : le Temps
(durée) du clair obscur, est il celui de l'espace éclairé, un point, un
instant, réduit, sans narration, ou celui, indéfini de la pénombre ? Y aurait-il
alors 2 temps ? Avant de tout fonder sur cette hypothèse, il faut rappeler
cette longue tradition de l'église peu avare de paradoxes : l'hypothèse d'une articulation
de deux temps, devient troublante, car si le temps de la lumière est le temps
de l'instant, comment peut il être celui du divin ? Ou alors ne serait ce pas
la perception par la conscience de l'instant privilégié où l'esprit humain
perçoit le divin ? (cela semble renvoyer au débat sur la promptitude de la lumière repris par Descartes.). Cette hypothèse
aurait le mérite d'une certaine cohérence avec les sujets traités (le programme
de
Dans
ce cas la peinture de clair-obscur semble avoir conscience de n'être qu'un simulacre.
Cette conscience semble effective au regard des thèmes de prédilection de ces artistes,
tant ils rappellent la vanité des sens : Vanités / Mélancolies / Plaisirs
éphémères / Mortifications / Jeux de hasard (dés-cartes) / Repentirs /
Mensonges / Tricheries / Trahisons / Lâchetés. Autant de dénis, de distances systématiquement
mises en scène. Parallèlement à ces sujets manifestant un doute extrême,
d'autres thèmes aussi fréquents sont au contraire ceux d'une révélation : Extases
/ Apparitions / Pâmoisons / Visions / traduites
par la dureté des contrastes, l'incohérence des lumières (venues d'ailleurs) ou
de façon plus subtile encore par ce paradoxe de visions invisibles, les
peintres nous montrant alors des personnages inspirés aux yeux clos (De
CONFRONTATIONS
Si les hypothèses précédemment établies semblent cohérentes dans une approche globale du clair-obscur, sont elles opérantes confrontées aux œuvres proprement dites ? Aux œuvres, c'est à dire non seulement à l'iconographie, mais encore à leur traitement stylistique et à leur facture, leur réalité d'objet. A leur facture, car c'est la manifestation du regard et de la main du peintre, ce qu'est aussi le thème de cette recherche : au delà de la représentation du regard et de la main par le biais du sujet traité (iconographie), il y a le geste du peintre, il y a ce qu'il donne à voir, en netteté, en transparences, en épaisseurs et cela aussi fut abordé par les peintres, par Léonard de Vinci par exemple, pour lequel le geste pictural, transformant la matière doit se faire oublier ainsi que ladite matière au bénéfice d'une image parfaitement lisse dont le modèle est le miroir. Il sera intéressant, à l'inverse , de retrouver la marque du geste pictural chez un peintre de clair obscur comme Rembrandt.
Georges
De
Mystique ?
Puisque
nous sommes confrontés à une lumière partielle et sélective, il convient de s'interroger
sur ce qu'elle éclaire. Nous pouvons aisément identifier de nombreux sujets et constater
comment ils s'inscrivent dans le programme iconographique de
Par
delà ces sujets identifiables qui ramèneraient trop vite à une lecture
simplement pieuse de De
Les mains : Volent / Effleurent / Dévoilent /Travaillent / Montrent / Tiennent / Trichent /Frappent / Jouent / Prient. Elles agissent plutôt qu'elles ne parlent. Jamais de paumes ouvertes en pleine lumière (sauf Ste Irène), souvent dans une demi pénombre, plus souvent encore totalement à contre jour, masquant même à notre regard la source de la lumière, mains fermées ou courbées. Il semble de surcroît et c'est sans doute une clef, que ces mains quand elles agissent, établissent un dialogue difficile, voire impossible avec les regards : pour apparaître à Joseph, l'ange l'effleure de la main, car Joseph ne le voit pas. Quand Joseph regarde Jésus enfant, ses mains construisent une croix (sa mort). Quand Madeleine regarde la lumière, ses mains effleurent un crâne ; ou quand ses mains tiennent un crâne son regard fixe un miroir illusion, vanité. Les musiciens sont tous aveugles. Les mains trichent, le jeune homme ne voit rien. On nous montre la tricherie, nous sommes impuissants. Les mains sont malhabiles à saisir le nouveau-né et les regards sont flottants. Les mains des soldats jouent, leurs regards sont tous cachés. Comme sont cachés les regards des femmes priant pour Sébastien et Irène a les yeux clos quand elle effleure Sébastien.
Il
semble, que De
Les regards.
Ces
regards ne se dirigent pas vers la source lumineuse (sauf
La lumière.
Les
lumières de De
Ces lumières sont elles une figure de la foi ?
De
Nous l'avons
déjà écrit, dans l'art religieux de la contre Réforme catholique, les métaphores
de combustion mystique sont
nombreuses : « la poitrine brûlante
et dilatée par la puissance de son cœur, il apparaissait comme une flamme
montant vers le ciel » (à propos de Philippe de Néri.) St Jean de
Quant
à ceux qui ont les yeux clos, l'intensité de leur combustion n'est pas représentable,
pas plus que la lumière divine ! Comme spectateurs nous sommes renvoyés à une
méditation similaire à celles des figures peintes, méditation en volutes et
spirales proches des rêveries devant le feu. Alors les peintures de De
Après
avoir abordé ces œuvres avec les références iconographiques nécessairement religieuses,
n'est-il pas possible de les interroger encore ? De
De
Voyons comment opère la clarté, dans cet espace délimité : Le propre du clair obscur est de situer les personnages dans un espace limité, déterminé par eux. La connaissance de l'espace tridimensionnel est alors limitée à l'environnement immédiat par le regard puisqu'il n'y a pas de lointains. Ainsi la lumière et le regard, ne permettent pas une connaissance supérieure à celle du toucher. Alors ce qui est perceptible par les sens (vue et tact) est non seulement douteux (voir précédemment) mais encore très limité.
A quoi sert donc cette lumière ?
Elle n'est pas en mesure de lever les doutes de celui qui la porte ou qui en est proche ; n'a t'elle pas alors une fonction plus importante, qui serait de se montrer à nous ? De notre point de vue (de spectateur) elle est très claire et très blanche[10], elle désigne nettement ce qu'elle englobe, mais elle n'est pas perçue ainsi par les personnages figurés. Ne pourrions-nous pas souhaiter (pure spéculation) que ces personnages usent vraiment de cette lumière ? Si donc il leur était donné de se voir et de voir autour d'eux avec la même netteté et précision (que nous, regardant la peinture) que pourraient ils penser : « Si j'utilisais cette lumière, je pourrai déduire un certain ordre (espace, reliefs, matières...). Cet ordre serait cependant limité car je ne suis en présence que de peu d'indices, et malgré la lumière je ne pourrai déduire beaucoup plus que ce peu, et malgré la lumière, sombrerai vite dans l'inconnu car ce qui n'est pas éclairé, ici, reste confus, voire inexistant. De cette pénombre qui m'entoure, je ne puis rien déduire à part une chose : j'y suis ; et j'y suis grâce à cette lumière que je porte, ou qui est là près de moi. Sans cette lumière existerais-je ? puisque je n'en suis pas à l'origine ? »
Il est bien sûr très délicat de s'amuser à
prêter des pensées à des figures peintes, mais comme les personnages de De
Mais ces lumières/pensées peuvent disparaître d'autant plus aisément qu'elles sont fragiles et souvent portées par ces mêmes figures. Est ce une dissociation entre le corps, (organe de perception, support) et la conscience (l'âme, la lumière) ? En effet, il faut dissocier le corps de la lumière ; si ces corps portent la lumière (flambeaux, torches etc. .) ils ne sont jamais eux totalement clairs. Cette ombre importante les manifeste fragiles, (seul le nouveau né est sans ombre !). Ces corps sont limités dans l'espace et dans le temps. Reprenons le modèle de corps se consumant : ne seraient ils pas alors comme des machines à pensées ? Cette hypothèse ne mériterait elle pas d'être confrontée aux conceptions de Descartes sur la source et le siège de l'âme, sur la combustion ? La source est le cœur, qui est chaud. Le siège est la glande pinéale. La source de l'âme est un cœur chaud et rouge. Par la pulsation du cœur, la circulation du sang véhicule les esprits animaux. Esprits animaux, qui ont été réveillés par la chaleur initiale du cœur.
Ainsi,
pour Descartes, la relation : Chaleur du cœur/fluidité des esprits animaux est
comparée souvent au rapport : Chaleur du feu/luminosité. Il écrit d'ailleurs
que : « le cœur est un feu sans
lumière » (Les passions de l'âme,
op.cit.). Ces analogies, faites par Descartes permettent d'établir
l'équivalence : esprits animaux = lumières ; d'autant plus fluides, ou
d'autant plus claires. Il dissocie ce type de lumière (clarté, éclat) de la
lumière de l'étoile ou du fœtus ! Nous retrouvons là l'image du brandon, de
l'enfance, de l'origine, de l'animus
ou de la chaleur. Georges De
Ces
allers et retours autour de l'œuvre de De
De
nombreux rapprochements seraient encore possibles (colères (rixes de
musiciens)) nous laissant une variété d'attitudes, aussi vastes que celles
peintes par Poussin dans son tableau de
Abordons
enfin, après toutes ces hypothèses, ce qui aurait pu constituer le point de départ,
à savoir le travail proprement pictural de De
De
De
Ainsi
il y a un homme (peintre) qui existe au delà de cette illusion et cet homme
nous donne à comprendre (déduire) plus qu'à voir le travail de sa main. Et le
travail de sa main domptée est la meilleure partie de lui même (puisqu'il est
peintre) épurée de ses scories, lissée, filtrée par le travail, la lucidité et l'humilité.
Ce travail est en lui même un travail rédempteur, dans le cas de De
Rembrandt van Rijn (1606-1669)
Après
ces regards croisés sur De
des mains
Survolant rapidement la plupart des peintures de Rembrandt nous constatons que des mains sont au centre des compositions, notamment dans ses peintures les plus fameuses : le portrait de sa mère, la fiancée juive, la ronde de nuit, la leçon d'anatomie du Dr.Tulp, Samson aveuglé, le sacrifice d'Isaac, Saül et David, Jacob bénissant, le constructeur naval et sa femme, Cornélius Anslo et sa femme, Flore, le retour de l'enfant prodigue, la conjuration de Julius Civilius ; mains centrées, ouvertes, éclairées et agissant exactement dans le sens du regard : effleurant ce que l'œil lit, désignant la direction de la marche, disséquant, jouant de la harpe, tenant un pinceau, levées en pleine lumière ,bénissant, tenant d'un côté un livre, de l'autre Jésus (nativité de L'Ermitage.) Dans ces cas là il s'agit d'un sens positif.
Dans les cas suivants, les mains, aveuglent celui qui doit mourir (Isaac), tiennent le scalp et les ciseaux (Samson et Dalila) ; ces mains sont encore en phase avec l'action principale. A noter d'ailleurs, que dans ces deux dernières peintures, les victimes : Isaac et Samson sont tous les deux et enchaînés (mains liées) et aveuglés. Notons encore comment l'aveuglement est associé à la privation des mains dans Aristote et le buste d'Homère. Ne peut-on pas dire alors que ce qui est du domaine du tact, l'est aussi du domaine de la lumière, de la connaissance, de l'activité spirituelle ?
H.
Védrine écrit en substance (Les grandes
conceptions de l'imaginaire, op.cit.), que pour Aristote, toute
connaissance vient de la sensation ; la sensation et la pensée ne sont jamais
considérées comme deux sources hétérogènes de connaissance. Ceci ne
s'appliquerait-il pas alors à Rembrandt pour lequel le tact est le rapport avec
les corps. La leçon d'anatomie où la main montre la main, la main du
chirurgien, la main du voleur unies par la main du peintre. Trois subtils
manuels qui connaissent la valeur du tact et de la vue. Au centre, les mains,
une main levée (comme parlant) une autre agissant (opérant) ce sont les deux mains
du chirurgien qui joint le geste à la parole, dans la lumière. Il montre les
tendons de l'ayant bras du cadavre dont la main, paume ouverte, est aussi au
centre du tableau ; tenons comme chemins des esprits animaux (de Descartes) transmettant le tact à la glande
pinéale. Cette main est la main d'Adrian
Adriaensz, voleur, pendu à 28 ans. Il y a ici convergence multiple : corps,
perception, esprit, parole, action et peinture (la peinture comme corps, geste
et esprit). Les regards actifs des assistants semblent eux, divergents, leurs
mains sont cachées ou passives et si leur savoir ne semble p4s passer par l'expérimentation
et l'observation (ils sont peu attentifs) le livre qui leur fait face,
compense. Cette interprétation montre un Rembrandt dissertant de façon exemplaire
sur des questions fondamentales à l'époque. Son bœuf écorché est à mettre
évidemment en regard de la bibliothèque
de Descartes (un veau écorché) ; Descartes son presque voisin, si amateur du
théâtre anatomique d'Amsterdam.
la connaissance
Le
corps et le livre, sources et sièges du savoir, de connaissance. C'est un thème
fréquent chez Rembrandt et les livres et les textes dont la blancheur renvoie
si bien la lumière n'ont pas qu'une valeur plastique. L'autre leçon d'anatomie
(du Dr Deyman) où des mains s'approprient le cerveau mis à nu quant une autre
main tient la calotte crânienne corrobore cette interprétation. De même le
nombre de mains tenant des livres éclairés est impressionnant : la mère de Rembrandt, Titus lisant, le
syndic des drapiers, St Mathieu, le changeur, le philosophe lisant, le constructeur naval,
Cornelis Anslo, la nativité (Ermitage). On pourrait dire
que chez Rembrandt ; ce qui est du domaine du spirituel passe aussi par le
geste : science, musique, écrit, amour. Une spiritualité active. Cette
spiritualité active ne nous renseigne t'elle pas sur la pénombre dont la
lumière semble s'extirper ? La lumière semble rayonner sans obstacles (à la
différence de De
D'ailleurs
les modelés ne sont pas ciselés et durs; les passages de l'ombre à la lumière sont
assez progressifs et nous avons l'impression d'une illumination graduelle plus
que d'un découpage géométrique des corps. De même, les ombres projetées et les
corps ne semblent pas s'interposer entre les figures et le plan du tableau. Les
regards des personnages de Rembrandt sont eux aussi actifs et leurs directions structurent
admirablement l'espace, dans
Il y a un nombre important de regards borgnes et de mains gantées qui pourraient être interprétés comme une réalité double (ombre / lumière, œil éclairé /œil dans l'ombre, main nue/ main gantée..). Mais en tout état de cause, la pénombre de Rembrandt élimine l'anecdote et est une prise de distance par rapport au monde. Seuls ou presque, les corps semblent émerger et apparaître. La façon dont Rembrandt les fait apparaître en avant du tableau, tout en étant une affirmation en pleine lumière, n'est elle pas aussi une prise de risque ? Risque de basculement ? Rencontre avec soi même au bout du regard, au bout du pinceau.
« affirmation de l'essence et effort pour se maintenir dans son être, en face de ce qui tend à le détruire ...il exprime à la fois la singularité, de l'individu et son lien à l'ensemble des causes qui le déterminent, soit pour le maintenir dans son unité, soit pour le détruire. », le conatus de Spinoza est ainsi défini par H. Védrine (op.cit. p. 74.). Or Rembrandt, par son attitude de peintre n'en manifeste t'il pas un claire conscience ? Toute sa peinture est une interrogation ; il ne dissocie pas semble t'il ce qui serait du domaine des sens et de l'intellect. Éliminant l'anecdote, il pose en permanence la question de l'être. Nul peintre avant-lui, ne s'est regardé, interrogé, scruté et peint que lui avec autant de lucidité, d'humour, d'orgueil ou d'humilité.
Peintre des corps disséqués, du temps qui passe sur ses traits, des corps des êtres aimés (sa mère, Saskia, Titus etc.). La présence essentielle vitale et sensuelle, ne vient elle pas du fait qu'il y a conjonction du travail de la main, des regards et de la lumière ? Cette conjonction est bien entendue prouvée par ses dizaines d'autoportraits, puisque celui qui regarde est celui qui peint et celui qui est vu et qui est en pleine lumière. De surcroît, cette affirmation tautologique est corroborée par un élément incontestable du travail pictural de Rembrandt, c'est la pâte. Corps épais de sa peinture dans les parties claires, pour traduire la lumière, corps épais de la peinture, marqué par le geste de la main. Ainsi, non seulement par les figures et les mises en scènes, mais encore par la manière, Rembrandt unit de façon convergente ces trois éléments, ne se mettant pas à distance ; « l'objet de l'idée constituant l'âme humaine,-est le corps, c'est à dire un certain mode d'étendue, existant en acte et rien d'autre. », (Spinoza, Ethique, cité par Védrine, op.cit, p.69.) Cette citation pourrait sans doute nous révéler la dimension spirituelle de la matérialité de l'œuvre de Rembrandt. Fusion de la matière, du travail de la main, du regard (parties claires et saillantes des portraits) et de la lumière. Non seulement il ne se met pas à distance, mais-il n'introduit pas de distance interne au tableau, de dialectique autour d'une narration.
L'absence
systématique de source lumineuse, n'est elle pas la marque nette de ce parti
pris de cohérence, car nous l'avons vu chez De
[1] Comme l'écrit Thuiller, Jacques, (Georges De
[2]« Si le luthérianisme et le calvinisme ne réalisèrent que des
conquêtes sporadiques, la réforme catholique y connut des destinées
brillantes...jalon médian de l'axe idéologique étiré de l'Adriatique aux
Flandres,
[3] Pour Aristote, la vision est décomposée en trois moments : « la couleur, limite des corps qui constitue le visible la lumière par elle même invisible… acte du diaphane en tant que tel ... le milieu, le diaphane, le médium transparent. » Pour Roger de Piles : « la couleur et la lumière ne sont l'objet que de la vue, et le dessin l'est encore du toucher ».
[4] « le feu jaillit des yeux .. rencontre et choque celui qui provient des objets extérieurs, il se forme ainsi un ensemble qui a des propriétés uniformes dans toutes ses parties, grâce à la similitude. » (Platon, Timée .45c. Cité par Védrine, Hélène, Les grandes conceptions de l'imaginaire, Pons, Livre de poche, 1990, p.21.). « Ainsi l'œil se regarde lui-même, comme dans le phénomène de la réflexion; car si l'œil était vraiment de feu comme Empédocle le dit et comme il est écrit dans le Timée, et si la vision était produite par l'émission de la lumière qui sortirait comme d'une lanterne, pourquoi l'œil ne verrait il pas aussi dans l'obscurité ? » (Aristote, De senso, cité par MARIN, Louis, Détruire la peinture ,Paris, Galilée,1977,p.ll5.).
[5] Avant toute interprétation abusive de cette particularité : la lumière rare ; il faut rappeler que les nuages ne sont pas forcément figures d'obscurcissement puisque certains les assimilaient à la vierge venant rafraîchir l'aridité de la terre (cité par E. Mâle. op.cit.) ces nuages peuvent être aussi les vecteurs de la grâce en ne laissant diffuser la lumière que dans les endroits choisis, participant ainsi de la storia dans l'espace en profondeur suggéré par la perspective
[6] Que ce soit encore St Philippe de Néri (un des fondateurs de la compagnie de Jésus) s'enfermant régulièrement pendant des heures dans les catacombes, ou encore Ignace de Loyola conseillant la pénombre pour ses exercices spirituels, la pénombre est ainsi considérée comme une condition nécessaire éloignant le corps et l'esprit du Monde et de toute perception sensorielle, y compris bien entendu, la vision et la lumière; et ce jusqu'à Descartes s'isolant dans son petit poêle ou Pascal lors de ses méditations.
[7] « les miroirs sont comme les singes et les papegais, qui par leurs actions et leurs paroles
virtuelles ne montrent qu'une image de la raison » écrit Dante, (Banquet op.cit. p339.).
[8] II a été dit que De
[9] E.Mâle explique encore que ces 5 vierges sages, sont les 5 sens de l'âme et les 5 formes de la contemplation intérieure. op.cit. p.378.
[10] «En peinture, la lumière et le blanc c'est la même chose », (Du Fresnoy, cité par Mabin, op.cit.)