textes rédigés à partir d'un ensemble de cours sur ce thème à l' ENS de Fontenay, en 1996.



INTRODUCTION

 



Je vais essayer en 5 chapitres, d'aborder la question de la Paix par le biais de l'iconologie. II ne s'agira pas de recenser l'iconographie relative à ce thème, de Lorenzetti de Sienne jusqu'aux Picasso du bâtiment des Nations Unies non plus, autour des représentations des batailles et guerres de tenter une histoire des conflits et de  leurs règlements.

Je n'aborderai pas ou peu non plus la question esthétique du rapport à l’œuvre d'art comme pacification.

Il m'a semblé plus fécond d'observer autant que possible l'organisation de l’œuvre d'art jusqu'à la signature, son épuisement, comme modèle même de règlement de situations diversement conflictuelles.

Qu'il s'agisse du conflit intime. du désordre initial qui chez le peintre sera moteur ou qu'il s'agisse du désordre de la matière première que l'artiste organisera, nous sommes bien en présence de processus du règlement de conflits, condamnés à aboutir ou pour le moins à s’achever en une forme arrêtée qui s'appelle l’œuvre et qui constitue donc bien sûr, une fin provisoire sans doute (le peintre reprenant ses outils) mais définitive dans sa forme. Nous sommes donc bien en présence de différents modèles de paix. Les peintures nous révèlent donc une fois achevées l’état des forces après l’épreuve et surtout le mode de règlement des antagonismes. Sans doute d'ailleurs est ce une des composantes de la puissance des œuvres que de nous montrer un équilibre abouti. Ce modèle, cette réussite par l'artiste est un don qui nous convoque et nous oblige.

Cette obligation est comme un défi, engageant le spectateur attentif à rentrer dans cet ordre et à payer de sa personne sensible et raisonnante, cette provocation qu'est le modèle arrêté d'une paix trouvée. Ainsi l'oeuvre est elle la source d'un nouveau conflit qui exige conclusion et que l'on pourrait appeler sans doute l'émotion esthétique. Nous serons alors cantonnés à un dimension très réduite de la paix, puisque loin des véritables guerres brassant histoires et sociétés entières. Comme le dit fort simplement Joseph Beuys " Malgré Duchamp, Mondrian et Picasso il y a quand même eu la Seconde guerre mondiale ",  par contre nous nous rapprocherons de la problématique "Majeure" si nous suivons Matisse quand il dit approximativement à propos de la guerre "tout cela ne serait pas arrivé si tout le monde faisait son travail comme Picasso et moi ! "

Ainsi  les œuvres d'art et la pratique artistique pourraient être des leçons selon les propos même de Matisse. C'est pourquoi nous essaierons de repérer dans l'histoire de l'art occidental, et particulièrement dans la peinture,  quelques grandes leçons possibles quant à la compréhension des processus de Paix. Avant d'exposer brièvement les 5 chapitres en question je reviendrais sur une certaine terminologie, que je viens d'utiliser, relative à la notion de règlement de dette. En effet les origines communes de paix et de payer peuvent nous éclairer (peut-être y compris sur la valeur marchande des œuvres, acheter étant une façon somme toute triviale mais efficace de se dégager de l'exigence esthétique ;s'acquitter à grands frais monétaires et à moindre de frais esthétiques).

Si la paix selon le D.H.LF est le fait de passer une convention entre deux parties belligérantes, elle a pour racine pax-pacis, qui vaut pour satisfaire, apaiser,  et pacis est

racine de pacare, payer qui veut dire acquitter, régler, conclure, entre autre. Il apparaîtrait aussi que cette racine pax, peut être apparentée (D.H.L.F) à pangere qui serait ficher en terre et aussi enfoncer, établir solidement graver dans la cire....pangere donnant par ailleurs pagus-paganus, le champ, la page, le paysan.

De cette chaîne complexe peuvent naître des associations autour de la notion de règlement et de fixité comme voies de la paix. Ainsi naissent également des associations riches de sens autour de la monnaie et de la terre, ou cire, ou matière comme moyens de cette même paix. De ces rapprochements se dégagent bien entendu des limites et paradoxes, à savoir la valeur réelle de ce qui se paye, quelle monnaie peut payer acquitter réellement sans réduire et réifier ce dont elle s'acquitte ? De même autour de la terre et de la matière comme de l'établissement émerge le problème de l'établissement définitif, l'enfouissement, l'oubli, la fixité, la mort comme convention ultime.

Du point de vue de la création, cela pourra nous guider quant à l’acte même de produire de la valeur, valeur  qu'est l’œuvre comme une monnaie frappée par l'artiste lui même ( pour régler un crédit permanent). Cette valeur, ne vaut d'ailleurs que établie, non pas "gravée dans la cire" (pangere)  mais presque : tracée sur le plan, de la page, de la toile, du mur, du mur, du marbre, du bronze, du bois…

“  l’artiste pose des valeurs, sans   discuter ni argumenter ” écrit Nietzche et cette œuvre réussie garantit : “ L'émergence de la bonne forme, qui est aussi le bon sentiment, qui étant éprouvé par le spectateur est comme donne en échange du sentiment nouveau et cathartique de joie et de beauté ” dit en substance Gilles Tiberghien dans sa préface à l'esthétique de Benedetto Croce. Il est donc également fondamental étudiant la création plastique de se pencher sur les constituants matériels de cette création .puisque c'est en travaillant ce chaos ce désordre des matières premières que l'artiste donnera  bonne forme . II y a donc conflit permanent dans la matière tant qu'il n'y a pas été mis d'ordre et conflit entre la matière et le créateur. Ce double conflit est source de pratiques de gestes, d'opérations complexes. Il ne s'agira pas forcément de qualifier ce conflit qui peut d'ailleurs être serein; par exemple, du peintre Soulages, J. Luc Chalumeau écrit “ .Maçonnant les blocs noirs de sa peinture avec une délectation visible....se renouvelant apparemment sans effets. guidé par les exigences de la peinture en train de se construire. ”" (p.52.53), c'est aussi le peintre Louis Cane disant “ ..Ma règle du jeu est simple : une surface blanche, de la couleur, un homme, et que ça soit beau, que ça invite au renoncement. ”" Ainsi, ce qui semble primer est cette confrontation dans le  faire” : “ .L'art, interprété comme construction de son propre objet qui est l'image ...n'est pas inerte réception d'un objet, mais se fait, s’actualise et a soi même pour objet. A travers toute la philosophie moderne court cette nouvelle idée de la vérité comme faire, en opposition à l'idée de vérité comme impression,  copie, imitation. ” (B.Croce, Esthétique.). Je me permettrais donc de penser qu'il y a conflit, même serein, comme semblent le montrer ces exemples, a contrario cependant de nombreuses autres pratiques, elles plus douloureuses, car à partir du moment où Soulages, comme Louis Cane par exemple, se seront “  mis en route ”  ils s'engagent à s’arrêter à un moment qui sera celui de l'apparition de la  bonne forme”, qui constitue l’enjeu d’un conflit qui  pour eux peut prendre la forme d’un  jeu, mais n'en reste pas moins un  war game .

Pour avancer et conclure cette introduction je pense pouvoir dégager 5 approches, 5 règles du jeu dans la création artistique, dont 4 modes d'apaisement. Il n'y a rien ici d'exhaustif et il ne s'agit pas d'une nouvelle taxonomie des courants artistiques.

Dans le premier chapitre, je pense possible de dégager le mythe paysan, qui tant du point de vue iconographique que d'un modèle de pratique et de relation avec la matière, permet de saisir l’œuvre de Peter Breughel, qui cherche et trouve la sérénité en se rapprochant, tant dans ses sujets que de son strict point-de-vue, de la Terre. Il est par ailleurs éclairant de voir comment cette voie de la Paix peut être un écho aux voies de la sagesse d'Hésiode. Ce  vieux  mythe  paysan  nourrissant avec des fortunes diverses Millet, Gauguin, V.Gogh,  jusqu'à Malévitch et Joseph Beuys, et nous tâcherons de le voir. Nous verrons aussi comment ce thème peut trouver ses limites dans la sclérose de l'académisme et le danger d'une pseudo-légitimité naturelle dans les arts de propagande, comme la toile de Lhermitte,  la paye des moissonneurs et plus tard le  bucolisme de la paix façon Vichy etc. Mais c'est aussi, autour de ce mythe, l'affirmation du travail du peintre comme travail de production de valeur, la primauté du peintre mis en scène par lui même.

Le 2ème chapitre, serait autour de la question de la pureté comme voix de la paix, la catharsis est la voie minimaliste dans la pratique artistique, qui draine autant de  mysticisme  que de  rationalisme ; nous  pourrions  voir comment Matisse, Malévitch, Mondrian essentiellement, dans leurs pratiques comme dans leurs écrits se font les champions d'une "pratique " de purification et assignent à l'art une fonction de catharsis presque mystique. Le paradoxe étant bien entendu dans les limites même de l'éradication, c'est à dire l'iconoclasme définitif, la non-peinture. Mais ce qui sera alors très éclairant, sera de voir ce qu'ils escomptent éliminer, et la part dévolue à ce déchet, car plus ils éliminent plus ce qu'ils préservent prend les qualités de ce qu'ils cherchent à nier. Ainsi, plus Malévitch rentre en mysticisme iconoclaste du blanc sur blanc, voulant éliminer le monde, plus il souligne la réalité de la peinture comme objet et se rapproche des constructivistes matérialistes. Nous verrons aussi comment, plus Matisse se détache de la pesanteur et du relief dans sa peinture, plus il se rapproche de l'architecture, comme Mondrian d'ailleurs. Ainsi là où il semblerait y avoir élimination, éradication, il y a une convention qui s'établit. Nous verrons peut être comment ces pratiques artistiques peuvent être éclairées par les mythes Pythagoriciens et un certain néoplatonisme, inspirant encore des architectes comme Le Corbusier, Mies van der Rohe, ou des peintres comme Barnett Newman, Mark Rothko.

Par le 3ème chapitre je voudrais essayer de montrer la voie de la Paix par l'épuisement. C'est sous le signe du choc, de polemos et de l’œuvre comme d'un champ de bataille incertain. L'idée étant qu'il n'y a pas d'ordre possible ou concevable a priori, ni de fin identifiable ; c'est en cours de conflit qu'à tout moment peut émerger la possibilité de l'accord. De Paolo Uccello à Pollock et De Kooning nous pouvons mettre en évidence de façon éclairante, que c'est bien la toile, le champ de bataille, le plan du tableau même comme lieu idéal de règlement du conflit. C'est une dialectique de l'action, un conflit pouvant être réglé par épuisement des forces antagoniques ou par fusions et mélanges. Agiter, secouer et mélanger peut ainsi nous faire comprendre Turner et Delacroix, comme Kandinsky par exemple.

Le chapitre 4 nous emmènerait enfin à la règle et à l'ordre. Le Cosmos contre le Chaos comme seule voie dynamique de vivre une Paix sans oubli ni épuisement par exemple. La création plastique selon des règles établies et partagées permettant d'intégrer, et le sujet Peintre comme donnée première (chap.1) et l'organisation de la matière par l'esprit (chap.2) tout comme  les conflits et guerres et la dialectique de l'action (chap.3). Tout cela sous l'autorité de la mesure et de la convenance, de la maîtrise parfaite du métier. C'est avec Héraclite que  nous pourrions comprendre  les grands classiques, Piero, Raphaël, Vélasquez, Poussin, David, Cézanne, Bacon comme seuls capables vraiment de penser le conflit jusqu'au bout et d'établir une paix lucide et universelle.

Il reste encore une importante question qui constituera le chapitre 5, comment se dégager de cette équation évidente, que ceux qui font la Paix sont ceux qui ont fait la Guerre. Alors il n'y aurait de paix possible qu'acceptant les termes mêmes du conflit de l'antagonisme. Cette dualité, cette opposition n'est pas forcément féconde et contre l'alternative de Guerre ou de Paix émerge celle de Liberté, qui du point de vue de l'histoire de la peinture trouve une réalité manifeste dans le Dadaïsme, le surréalisme et des courants plus proches comme Fluxus. Ce décalage nous rapproche d'un certain cynisme provocateur et assigne à l’œuvre d'art, non pas une fonction cathartique et apaisante mais une fonction de provocation permanente. Nous nous rapprocherions là d'une des idées soulevée par le concept d’œuvre ouverte de U. Eco, qui de Michel Ange à Picasso, Dubuffet ou Ben comme Joyce et Céline refusent finalement l'idée même de conclusion, d'achèvement de l'objet produit. Ainsi il n'y a pas de convention passée et le rapport à l’œuvre est celui d'une intense et excitante frustration. Cette radicalité étant sans doute celle qui exige du spectateur les gages les plus importants le prix le plus élevé. De cette approche il ressort clairement que ces œuvres sont des relais du conflit et que l'on ne peut s'acquitter facilement de l'exigence de liberté. Comme je le disais précédemment il ne s'agit pas là de taxonomie et nombre de grands artistes ne rentreraient pas dans ces schémas ; mais ces différents modèles peuvent fonctionner comme leçons.