Uccello, Turner, Pollock….

La voie de la paix par épuisement,

 

 

Après avoir approché la sérénité du mythe paysan comme idéal d’harmonie, par la production et la vanité bien comprise ; après avoir observé les pratiques cathartiques en peinture, la mystique de la pureté et du minimalisme, je voudrais essayer d’envisager la voie de la paix par l’épuisement.

 

Plus précisément, envisageant cette fois ci la peinture comme action se déroulant devant et sur une surface, quel pourrait être le terme de cette action, si ce terme n’est pas finalisé comme image, comme représentation codée.


Champ de bataille

Alors, la toile devient un réel champ de bataille qu’il faudra bien quitter, laisser et abandonner ; et cet état d’abandon, revendiqué par l’artiste, équivaut à une paix trouvée au fil de l’action.

 

Il en est en fait souvent ainsi, mais cette approche est relativisée dans les cas d’œuvres inscrites dans des pratiques et des codes établis ou dans le cas de problématiques plus littéraires, réalistes, romantiques ou religieuses qui finalisent dès l’origine toute action picturale.

Mais, cette pratique, cette action de peindre, libérée en quelque sorte des normes ou objectifs formulés devient une façon de rechercher le moment le plus propice à la cessation de toute activité.

. C’est la recherche du bon moment plutôt que de la bonne forme ; comme un point d’équilibre sur la toile Le moment ou l’artiste la quitte ; le cessez le feu.

La première question sera celle de l’achèvement puisque soumise à des règles dynamiques et dialectiques, cette question d’achèvement ne peut être comprise que comme fin d’un processus, mais non comme forme a priori. La 2ème question est celle de la figure comme essentiellement conflictuelle puisque les formes apparemment définies du monde sont des obstacles à l’hypothèse d’une quête ouverte. Dans ce cas, la perspective est par essence, la grande figure, celle de l’espace. C'est-à-dire une forme fermée de définition linéaire et mesurée de la tridimensionnalité. La perspective contraint la peinture à un projet, à une structure et on pourrait dire qu’elle a les mêmes qualités négatives que les figures des corps.

Ainsi en lieu et place de la perspective s’impose le plan ; le véritable lieu de la peinture en quête d’elle-même. Seul véritable lieu de la peinture comme action.

Il semblerait aussi que toute affirmation provoquant immédiatement l’émergence d’une contradiction.



impasses

Les peintres comme Uccello, Turner et Pollock semblent faire surgir dans le moment même de leurs affirmations, les valeurs contradictoires. Chaque trace ou chaque couleur est un nouveau défi.

Cette peinture comme déséquilibre permanent est intéressante en cela qu’elle oblige à chaque proposition une réponse. La logique de la dialectique est l’expression la plus complète des problématiques, explorant quasiment systématiquement les possibilités. Il va de soi qu’il se dégage alors du résultat une sérénité effective, déjà alors dans la sensation d’avoir exploré toutes les voies ouvertes. Cette impression de nettoyage, de récurage des ambigüités, laisse le sentiment de paix se construire sur l’idée du travail accompli. Il existe une anecdote décrivant Turner, devant  le tableau qu’il estime achevé, refermant sa fameuse boîte et  quittant la pièce sans jeter le moindre coup d’œil sur ses dernières touches… La bonne forme sera quelque part de ce côté de l’action. Il n’y a pas de regard globalisant nécessaire car la peinture se tient toute seule ; elle a une sorte de cohérence interne qui lui vient de ces échanges aboutis car anticipés et choisis. Ces échanges sont possibles grâce à la connaissance intime qu’a le peintre de ses moyens, le rendant capable de saisir immédiatement le potentiel de chaque nouvelle proposition et d’y répondre. La façon de répondre de Turner peut servir de repère tant cette attitude est éclairante de l’emprise du faire. Comme une mécanique, un enchaînement, un ballet qui s’achève en fait par saturation, quand il n’y a plus de place pour de nouvelles ruptures, de nouveaux déséquilibres. C’est le Pat du jeu d’échec, ou alors, il peut y avoir ce rapport, quelque chose du duel entre combattants de forces égales, qui, tant aux échecs qu’au fleuret ou aux arts martiaux, combattent sans se toucher, voire même sans bouger, ou abandonnant immédiatement la moindre action téméraire, ayant déjà compris la logique des enchaînements. Ainsi cette notion d’inachèvement est elle fausse en ce qui les concerne, on pourrait au contraire penser qu’il y a là, la conscience la plus subtile des gestes inutiles et vains, des surcharges et des engorgements. S’arrêter à temps ou dissuader ; ce sont des logiques en œuvre dans la pratique de nombreux artistes qui nous intéressent. Cette logique double, de la saturation et de l’abandon, est cohérente et relève de la même pratique ; elle suppose une relation très étroite entre l’artiste et ses moyens ; une profonde connaissance, qui le pousse, soit à continuer un échange dont il sait d’avance qu’il est encore riche de possibles, soit à l’interrompre, sachant qu’il en a épuisé les ouvertures et qu’il en a décelé et anticipé les faux problèmes et les redites.



 Uccello

Par exemple, Paolo Uccelllo (1397-1475) ne cesse de perturber ce qu’il construit. Un des meilleurs perspectivistes de son temps, s’y adonnait avec délices disent les anecdotes (de Vasari) et ses dessins de mazzocchi, ces fameux tores en damiers prouvent assez sa maîtrise. Mais cette perspective, est le signe évident de la mesure et de la maîtrise, de l’ordre du monde créé ; c’est le lieu de projection illusionniste par lequel la peinture fait corps avec le spectateur et l’implique dans une relation unique, privilégiée, unissant le regard et le corps. Fra Angelico (387-1455) et Piero della Francesca ( 1416-1492), ses contemporains et compatriotes florentins ont associé la lumière à leurs savantes constructions en perspective, tout comme la valeur christique du point de fuite ; jonction/articulation, point virtuel, présent et fuyant, jonction du terrestre et du céleste, organisant et ordonnant la terre et le monde créé , laissant libres et incommensurables les cieux. Cette valeur christique du point de fuite et de l’horizon, il est clair qu’Uccello ne l’intègre pas. Reprenons ses œuvres les plus célèbres : les 3 batailles de San Romano ( 1456, à Florence, Paris et Londres), à l’évidence, l’espace y est en fait clos ; là où devrait se dégager l’horizon, clairement repérable par la convergence des lignes de fuite des fameuses lances et carrés d’herbes, il fait tomber comme une sorte de rideau sombre, obturant toute percée vers les cieux. Les scènes de fond sont des scènes de chasse, relayant les scènes de premier plan qui sont des scènes de bataille donc. A la perspective comme vertu humaniste rendant l’homme acteur dans un monde réglé par dieu ou l’invitant à progresser pars le regard jusqu’aux beautés divines, Uccello oppose une frontalité d’autant plus brutale et violente qu’il nous invite dès les premiers plans en damiers de lances brisées à plonger le regard vers les obstacles. Cette frontalité s’étale dans la longueur, à droite, à gauche et se répète sans céder à la profondeur et aux ouvertures vers l’infini céleste.

Mais Uccello multiplie ainsi les dénégations. Il est contemporain et compatriote aussi de Masaccio (1401-1428) comme de Lippi (1406-1469) et  Angelico ; ceux-ci, ont continué la tradition directe Giotto qui selon l’expression consacrée avait donné vie à la peinture, par les modelés, les postures et surtout le détachement des figures du fond, leur autonomie spatiale. Mais Uccello ne met pas du tout à profit cet acquis de la peinture toscane, des figures autonomes, libres dans l’espace, actives, modelées ; au contraire, éliminant leurs ombres portées au sol, minimisant leurs ombres propres, il tend à casser semble-t-il la tridimensionnalité lumineuse du dégradé, du relief; mais ses figures humaines ne sont guère mieux et guère plus vives. Pantins harnachés et perdus dans des réseaux linéaires, les rares figures que l’on aperçoit semblent toutes perdues, non identifiables, les visages apeurés ou saisis ; paradoxe  car le sujet, la fameuse bataille met en scène non pas la piétaille ou la soldatesque, mais des condottieres siennois et florentins. Ce parti-pris de paradoxe systématique – conscient ou non, là n’est pas en fait la question- se retrouve jusque dans la composition de cette bataille, qui en 3 parties semble équilibrer totalement les forces en présence, sans apparente issue. La contre attaque de Micheletto (panneau du Louvre) équilibre parfaitement l’attaque de Niccolo Maurizzi, florentin lui aussi, et l’on pourrait croire que cette bataille figure un conflit interne dont la partie centrale serait la rencontre ; Il s’agit en fait du siennois Bernardino, désarçonné. Il y a la un étonnant face à face, Uccello, semblant en fait opposer entre eux les florentins dans un curieux jeu de miroirs ; lutte fratricide, guerre civile, lutte interne et fratricide, narcissique ou le même se regarde et se combat. Nous sommes proches de l’épuisement et de l’hébétude. Michel serres associe narcissisme à narcose ( p. 284 dans les origines de la géométrie), à savoir que Narcisse se fascine jusqu’à s’endormir dans l’enfermement total en soi. Cette paix du sommeil est le fruit de l’exaspération des conflits. Il y a dans cette lutte une logique qui pourrait rappeler le mythe fusionnel d’Empédocle et l’oscillation permanente de la division à l’union. C’est aussi le duel d’Orlando Furioso entre les chevaliers qui finissent par s’endormir à force de coups (repris souvent en western). Cette paix, fruit de l’anéantissement émerge comme seule issue. La paix des batailles d’Uccello, c’est l’hébétude et la fixité onirique, car il n’y a aucune autre issue, pas d’horizon, pas de victoire, pas de parti pris plastique  autre que celui d’exacerber ces logiques : perspective/frontalité, Précision du dessin/planéité des couleurs, puissance gestaltique des figures/ confusion des arabesques. Il y a de la mécanique dans cette pratique, comme dans le thème d’ailleurs. Mécaniques mises en route et s’enchaînant jusqu’à l’épuisement des ressorts et mouvements initiaux. Machines célibataires. On peut rapprocher pour cela de Turner et de sa pratique sans regard, amis aussi par le sort fait aux corps. Négation évidente des corps chez Uccello que l’on retrouve dans son déluge, ce déluge qui dégage une stupéfiante impression d’inachèvement (comme toutes les lunettes du chiostro verde) ; on retrouve  les mêmes tendances à l’exaspération, la saturation et au paradoxe.

Cette fameuse petite fresque de Santa Maria Novella est en effet atypique de l’art renaissant. : c ’est  ce type de peintures qui ont pu faire passer Uccello pour un poète attardé, inégal et bizarre come le rappelle André Chastel (p. 256, L’art italien, Flammarion). Vraisemblablement la seule peinture sur laquelle les lignes de fuite sont ininterrompues et désignent aussi clairement  leur limite, le point de fuite ; ce qui était nécessairement virtuel, devient ici visible. Paradoxe évident car la virtualité du Point de Fuite est essentielle dans la mesure où il a pour fonction de repérer l’infini. Là, Uccello clôt définitivement l’espace ; comme dans les batailles, il interrompt la profondeur par un mur, là il révèle la logique contradictoire de la perspective conique que est de creuser l’espace, mais pour mieux le délimiter, le mesurer, s’y repérer. Il met donc en scène une impasse. Clos à l’horizon, l’espace est encore muré par les arches et les palissades à droite comme à gauche, bouché par les nuées du ciel. La seule ouverture est par le sol, c’est l’eau du déluge, engloutissant tout. C’est bien une inversion de la thématique traditionnelle de la peinture religieuse, où toute ouverture se fait vers le ciel et la lumière, dans des mouvements ascendants ou d’échanges harmonieux entre l’univers divin et le monde créé. Cette pratique est paradoxale car elle démontre le mécanisme de l’illusion ; elle révèle les limites ; il y a dénégation. Ainsi la perspective, comme grand corps de l’espace, comme apparence fiable est détruite. Ce sort est à rapprocher de celui réservé aux corps humains, remarquablement dessinés au trait, mais vidés de leur substance. Absence de couleur et allure pétrifiée, qui sont négation de l’autonomie de ces figures dans l’espace tridimensionnel. Or l’intérêt de la perspective et de la figuration illusionniste est de mettre en scène un potentiel d’action ; de déplacement, de présence. Mais toutes ces figures sont ici liées, enserrées par des tores, des tonneaux, des mains ; et englouties dans les flots, précipitées contre les parois par la tempête, aussi loin que nous puissions voir. En refusant de masquer, d’éluder le point de fuite ; en refusant de masquer par des couleurs, les corps, Uccello détruit toute illusion ; cette apparence d’inachèvement prend alors sens ; prééminence du faire sur le voir et l’apparence. Le conflit serait alors toujours interne, suivant une certaine logique, logique de la perspective et du dessin, du modelé qui ne supportent pas la conclusion biaisée des illusions. Leonard de Vinci dans ses dessins est très proche de cette logique, par exemple dans la nativité, mais il n’assume pas cet état du paradoxe et développe à contrario, dans ses peintures le principe de l’illusion dématérialisée, sans traces du faire, du processus ; Leonard emprunte souvent les deux voies opposées alternativement, sans synthèse possible, jamais de perspective linéaire ni de traits dans ses peintures, un sfumato et des paysages incommensurables ouvrent sur un rapport direct au divin, sans médiations. Léonard ne sera jamais pacifié, ses tableaux le suivent, il abandonnera plutôt a peinture ;

En s’éloignant de la vision, Uccello se rapproche bien sûr du faire, de l’acte pictural comme exploration du plan, d la surface. L’état d’inachèvement apparent est bien par contre un état de la surface comme champ d’action ; les corps plaqués sur les parois sont peut être la clef de cette tentation pour la muralité ; tentation paradoxale pour le champion de la perspective. Contradiction bien résolue puisque révélant l’aspect linéaire, unidimensionnel de la perspective, qui est bien une construction de points et de lignes ; il la révèle en toute clarté dans sa réalité bidimensionnelle et plane. Les allers et retours, cette dialectique, évoquent le flux et le reflux, jamais victorieux, recouvrant et découvrant, ne s’arrêtant jamais. L’image du déluge est encore cohérente avec cette notion de flux, d’autant plus que les figures respectives de     Noë et de la colombe de la paix, apparaissent au sein même de cette scène, avant même l’engloutissement total ; vision contradictoire encore, le flux étant à peine abouti que déjà apparaît le signe du reflux, la colombe, se retrouvant donc par la même, menacée par le flux. Nous voilà dans une histoire sans fin, une boucle qui ne peut être achevée. Il suffit donc de flotter et l’oiseau de vénus, figure de la paix et de la beauté, ici réunies n’attend pas la fin des paroxysmes pour apparaître. Il survole la situation, au dessus des excès contradictoires. La paix comme la beauté, apparaissent donc trop tôt, inattendues. La beauté et la paix, pour Uccello, n’apparaissent donc pas au bout d’un processus, mais en cours de processus. Ceci est possible, à condition que toutes les forces soient libérées, débondées et non occultées, quelles que soient leurs logiques contradictoires. Mais comme Noë sait voir le signe de la colombe et lui tendre la main, l’artiste doit savoir reconnaître le moment ou la beauté émerge, quand bien même plus tôt ou plus tard que prévu.

Voilà sans doute la question de l’inachèvement ici illustrée. La seule forme et figure achevée par Uccello dans la bataille comme ici dans le déluge, c’est le mazzocchio. Bouée en perspective qui seule résiste au flux et reflux des flots et des combats. L e mazzocchio est plein et creux, rond et carré à la fois par ses damiers, fini et infini (le tore de la géométrie dans l’espace- figure des plus complexe), plan et en relief..Seule figure suffisamment complexe pour méritée d’être représentée car informant par son apparence sur sa complexité. Elle est digne d’être dessinée, peinte et achevée ; c’est cette bouée qui lui permet de se reposer des paradoxes incessants de la peinture. Jean Louis Scheffer écrit que le mazzocchio «  il retient à lui seul la dispersion d’une fonction dénotative sur l’ensemble des figures…seule figure qui tienne l’ensemble des figures, elle bouche comme un tampon leur sémiorragie3 (Galilée, p. 93). Tant il est vrai que les figures inachevées d’Uccello, ne peuvent être lues ; à peine émergeantes sont elles vidées de substance, d’autonomie. «  la fresque d’Uccello présente ou plus exactement régit un état de désorganisation des corps…dévêtus, estompés, enfoncés, pris dans une gangue liquide, tronqués soumis à des degrés d’effacement, de gommage.. » (p.12) , «  .cette scène es une scène d’effacement du travail de l’anatomie qui semble glisser dans la figuration, la révélation d’une espèce de terreur des corps3 (p.13).

Il s’agit très vraisemblablement de l’impossibilité de ranger ces figures dans un ordre supérieur divin qui fait qu’elles n’ont pas de statut. Scheffer parle avec raison de peinture païenne ( p.16 à rapprocher de paix/païen) et d’animisme de l’océan ( p.130) comme de la pulsation de la mer. ( P. 130).Nous pourrions de ce fait opposer le Mazzocchio à la Sphère comme représentation du monde et comprendre l’impossible ordre sur ce volume complexe dont lr centre est extérieur, alors que l’ordre concentrique et uniforme  de la sphère désigne parfaitement le centre et les limites, comme les notions d’intériorité et d’extériorité ; les sphères et l’univers en boule étaient le modèle du cosmos, de l’ordre, mais quelle symbolique, quelle hiérarchie pourrait-on attribuer à ces tores ? Sinon, celle d’errances systématiques.

Pour revenir à la question de la paix, il apparaît naturel alors, que puisqu’il y a errance permanente, seule la pause, pour des raisons d’épuisement soit satisfaisante ; comme un nageur perpétuel qui ne peut prendre pied et qui fait la planche, Uccello s’accroche à ses bouées mazzocchio pour se reposer des représentations impossibles.

 

 Turner

Reprenant le cas de Turner, il est clair qu’il n’y a aucune similitude avec la peinture d’Uccello ; cependant la question complexe du paroxysme des composantes plastiques est posée également par ce peintre. Turner (1775-1851) est allé au bout de la représentation figurative des grands paysages panoramiques et totalisants, intégrant figures et architectures grandioses ; de même qu’il est allé au bout du dessin saturé de miniatures et de détails hallucinants dans ses gravures (Tate), de même qu'il est allé au bout de l'expérience en se faisant attacher au mât d'un bateau en pleine tempête. De ces expériences, je voudrais retenir sa pratique ultime, celle qui fit dire de lui : « on a dit de ses paysages que c'était des images du néant, mais très ressemblantes » (William Hazlitt. l816-dt.par L. Gowing. éd. Macula.4d.couv.).

« Il ne s'agit plus de projeter dans la passivité d'une matière un schéma préétabli : figural, compositionnel ; désormais les figures surgissent, sourdent, exsudent d'une incessante cuisine texturelle (19000 aquarelles) où le fortuit, l'imprévisible sont accueillis et négociés. » (Phil.Al. Michaud-éd. Macula, préf. de Gowing.). « Turner ne laissait jamais perdre un accident ». Il s'agit bien pour lui, dans ces flux et ces reflux de peinture, de savoir reconnaître l'oiseau de vénus, ou l'ange de l'apocalypse qu'il cite lui même : L'ange cria à tous les oiseaux qui volent au zénith: «  venez, ralliez le grand festin de Dieu, pour manger chairs de rois et chairs de capitaines et chairs de tous hommes libres et esclaves, et petits et grands ! » Voilà qui rapproche bien des déluges et autres sémiorragies des figures et des corps. La différence d'avec Uccello étant essentiellement que Turner trouve une équivalence entre sa pratique et ses thèmes/sans presque de médiations : « les qualités propres à chaque médium s'affirment de plus en plus, dans le dessin également, et des avalanches de hachures s'abattent sur Ies feuilles des carnets, formant non pas des contours, mais des tourbillons de traits disséminés, où les objets peuvent à volonté se distinguer ou se perdre ... » (p.33.L. Gowing. éd. macula). et encore : «  des lavis rouges et gris déferlent sur le papier, de plus en plus largement jusqu'à ce que les feuilles se gorgent de torrents de couleurs sombres, d'énigmatiques petites cataractes... » (p.46.L. Gowing. op.cit.). « Le cheminement fiévreux à travers la tourmente et la catastrophe » (p.22. op.cit.), est bien le signe d'une errance permanente, mais errance active, prête à saisir l'accident positif, le moment privilégié. Turner assume bien entendu, cette idée du moment privilégié et de l’empirisme, témoin, ce dialogue : « Alors/que pense t'il de mon tableau ? - Il le trouve indéfini. - Dites lui que l'indéfinissable est mon fort. » (p.58) (Dialogue entre Tumer et son intermédiaire pour la vente de la grotte de Fingal). Et encore, ce témoignage : «  La méthode de Turner, consistait à laisser flotter les couleurs broyées sur le papier inondé et mon maître  (Leitch, maître de James Orrock) m'a dit l'avoir un jour vu travailler à des dessins aquarelles dont plusieurs étaient en cours simultanément.... »,  « les filles de Walter Fowkes, disent aussi avoir vu dans la chambre de Turner des cordes tendues à travers la pièce, comme chez la blanchisseuse, sur lesquelles des papiers teints de rosé, de jaune, de bleu étaient mis à sécher. » (p.29) «  Tumer les gardait en attente jusqu'à ce que l'occasion se présente. » écrit encore Gowing p.32. il y a donc une évidente équivalence entre cette cuisine et la perception des éléments, des phénomènes naturels si chers à Turner : avalanches, tempêtes, éruptions, incendies, brouillards. Comme il y a mise en scène et préparation de l'accident. L'eau est ici le principe le plus capable d'opérer la fusion, par brouillard, engloutissement, vapeur et même par le reflet ; reflet qui soumet toutes matières à l'état de l'eau.

Le point commun entre Uccello et Turner est aussi qu'ils laissent fonctionner à plein les logiques respectives de leurs moyens plastiques: Uccello ne retient pas le dessin, ne retient pas la perspective, ne retient  pas (au sens de ne pas garder!) la couleur, mais il ne retient pas les contrastes colorés, au sens où il les laisse se saturer ; il lance ses machines, ne les retient pas, mais sait les arrêter dans leur course. Turner, de façon assez analogue, prend une liberté extrême avec les qualités spécifiques de ses médiums: liquidité, dispersion, absorption, et intervient en cours de processus/ou après. Il y a dans ces pratiques une grande liberté et une grande audace du faire, du choc, du conflit (polémos) car la confiance en soi de l'artiste est également assez grande en sa capacité à saisir le moment privilégié et à ne pas se laisser déborder.

Il semblerait pour Turner, que ce moment privilégié soit le point d'équilibre entre la fusion absolue qui serait abstraction, voire monochrome, et la dissociation des éléments. On pourrait retrouver là le principe de la spirale centripète, qui pour Empédocle (d'après l'E.U) fonctionne comme contrepoint permanent à la séparation constante conséquence de la haine qui est vibration, mouvements et secousses et qui produit les éléments. Nous retrouvons d'ailleurs toujours ou presque cette composition spiralée dans les dernières peinture de Turner qui tend à l'unité, mais nous voyons aussi dans son œuvre cette capacité à briser l'unité, l'abstraction en faisant surgir des figures : « après avoir laissé tomber la couleur sur la feuille encore mouillée, produisant sur la surface marbrures et dégradés, son processus de finition était incroyablement rapide, car il indiquait les masses et les détails, enlevait de la couleur pour les demi teintes, grattait pour créer des rehauts lumineux, frottait, hachurait et pointillait jusqu'à ce que la composition fut achevée. » (p.29). D'ailleurs,  le Tumer aquarelliste et le Turner peintre à l'huile se retrouvent dans ces deux attitudes ; à l'aquarelle nous l'avons vu,  il va de l'unité à la division ; faisant apparaître, dissociant ; à l'huile, il ajoute matière sur matière dans un mouvement spirale tendant à l'unité. Le point commun de ces instants où il achève ses peintures, est le fait. qu'il s'arrête en cours de processus semble t-il. Tous les témoignages montrent sa rapidité, soit à dissocier, soit à brosser à l'huile jusqu'à l'arrêt brusque, qui ne semble pas justifié par la dissociation totale ni par la fusion totale (monochrome) mais par le fait que à chaque fois le processus semble interrompu. Cela rappelle l'arrivée de la colombe avant même la fin du déluge, en même temps que le déluge, interrompant les logiques.

C'est cette interruption que j'appelle fatigue ; l'épuisement ou, l'idée qu'il n'est pas ou plus nécessaire d'aller plus loin, quitte à laisser les conflits latents; comme si ces conflits ne pouvaient de toutes façons pas être résolus autrement. Moment délicat, mais qui ne peut être efficace que si les termes du conflit ont été exposés dans toute leur ampleur, sans retenue ; et cette conception semble commune à Turner et Uccello. Il semble également que l'émergence du corps autonome et indépendant de la figure fermée et aboutie soit incompatible avec cette attitude ; en effet tout corps présent, clôt, donne un visage unique à ce qui ne peut être qu'ouvert.


 Pollock

Nous pouvons maintenant aborder enfin les œuvres de Jackson Pollock, qui devient l'emblème même de ce type de pratique artistique. Paroxysme, dialectique exacerbée et paradoxes picturaux, brusque interruption forment ici un système élaboré. Travaillant au sol, il présente ses peintures verticalement, La peinture, médium de la surface ne se révèle dans ses œuvres que par la ligne. La toile est niée comme cadre, par le débordement systématique (pratique du  All over.) La toile est surtout le témoin d'une activité se déroulant dans un espace réel, c'est une portion du sol, mais pas un espace privilégié et virtuel, l'écoulement continu de la peinture par les trous au fond des pots ou au bout des bâtons fait en sorte que c'est la matière qui impose le geste à l'artiste et non l'artiste qui impose son geste à la matière. De même, pour la durée, qui est celle de la quantité de matière s'écoulant, ou de sa liquidité, mais pas celle des méditations, choix et repentirs du peintre... L'urgence est le moteur de la création, sans délais possibles, soumettant l'artiste à la matière : « .II semble attaché à l'idée que la nature l'emporte sur l'homme, l'homme qu'il représente chargé de tout le poids de la matière...renversé par les éléments dans le déluge, automate dans les batailles, marionnette dans la chasse nocturne.. » Ce que A.Parroncchi dit d'Uccello dans l'E.U (p.404) sonne étonnamment juste, concernant Pollock qui lui même répondait au peintre Hoffman (pionnier de l'abstraction lyrique aux U.S) lui conseillant d'étudier d'après nature : « I am Nature ». Nous sommes bien avec Pollock, arrivés à un point de dégagement des codes et des normes imposées, loin du schéma préétabli figural et compositionnel, comme le disait Phil. Al .Michaud à propos de Turner (cité plus haut.). Par exemple relativement à la figure. Clément Greenberg parle ainsi (p.211. Art et Culture .Macula.) des all over de Pollock: « .Il sont la traduction d'une insatisfaction à rencontre des contours faciles et comme écrits à la main. » ou « les premiers tableaux qu'il a montré surprirent moins par leur moyens que par la violence du tempérament qu'il révélaient, une imagerie fragmentée ; et des couleurs ténébreuses et éruptives ... » « je ne comprends absolument rien à sa méthode de peinture, ses compositions sont grandioses l'effet et la couleur naturels, mais la facture est la plus abominable : certaines parties du tableau sont rigoureusement impossibles à déchiffrer » ; cette dernière citation concernait Turner ( Wilkie, cité par Gowing,p.l8 op.cit.).

Cet éclatement des figures, que j'ai rapproché chez Turner et Pollock, Umberto Eco parle bien entendu dans l'œuvre ouvert (p.l38 Coll. Points Seuil.) : «  L'informel est un refus des formes classiques à direction univoque, mais non pas l'abandon de la forme comme condition fondamentale de la communication...La forme  comme champ de possibilités. » et de batailles pourrait on dire. Nous retrouvons là quelque chose comme les corps impossibles d'Uccello dont J.L.Scheffer écrit qu'il a peint les corps comme si : «  Cette religion reposait sur l'idée qu'il n'y a pas de jouissance possible ; qu'elle emporte toujours avec elle une turbulence animale. Que le corps est celui d'une force immémoriale et qu'il n’isole jamais dès qu'il fait scène, que des caractères inintelligibles «   (p;217.éd. Galilée).

 Cette logique est bien celle du débordement obligatoire, qui chez Pollock est partout manifeste ; de ses pots percés, des figures impossibles, des limites de la toile. Débordements qu’il faut organiser puis interrompre. Pollock considère ses peintures comme des traces de moments, d'états psychiques de sa personne transcrits sans médiation, sans outils, sans Idée ; cet écoulement de substance picturale, d'humeurs traduisant son humeur/humeur et humide ayant la même origine bien entendu, ce qui nous ramène encore aux métaphores liquides, est cependant ritualisé et organisé préalablement et impose une logique absolue dès lors que l'impulsion est donnée. Cette mécanique et ces règles strictes, imposent une danse au dessus du vide de la toile qui ne peut être différée, elle fonctionne évidemment sur le temps, la durée ;  c'est un sablier. Le sablier des pots percés, des peintures fluides ; l'épuisement de la peinture, l'épuisement du danseur peintre qui ne peut faire de pause, puisque la matière le lui interdit, et qui de toute façon ne peut reprendre le combat puisque celui ci n'a de valeur que comme traduction d'un état psychique passager que l'on ne peut différer. Plus que tout autre Pollock est le peintre de la paix par épuisement. Paix toute relative et passagère, apaisement pourrait on dire plutôt. Nous retrouvons  là tout de même cette pratique paroxystique, qui semble la condition même de l'épuisement, car rien ne doit être retenu. La métaphore de l’écoulement de la peinture est parfaitement claire, comme celle du sablier. De même, le geste, de manuel est prolongé par tout le corps qui ne retient alors plus rien, qui suit la main, la peinture. Cette pratique du geste non retenu, est à rapprocher des traçages et graffitis de Cy Twombly (contemporain de Pollock) : « Sa ligne n'illustre pas, mais elle est perception de sa propre réalisation », « en réduisant la peinture à son essence même, le signe.et la ligne, Twombly a découvert un mode visuel rendant compte des réactions physiologiques les plus infinitésimales », (J.L.Chalumeau.p.l07. Hist.crit.de l'art cont. éd.Klinck.). Twombly, comme Pollock, influencés par l'écriture automatique (Pleynet Les mod.et la trad.p.266;éd Gall.) révèlent la dimension réflexive de l'acte de tracer, comme conflit permanent, ou produire est à chaque fois : ouvrir une crise. Cette capacité à réagir immédiatement à chaque information de la matière peinture libérée est alors la marque de la création, le propre de l'artiste.  Si la logique est celle du paroxysme, la saturation arrive parfois avant l'épuisement. Francis Bacon dira de Pollock qu'il « laissait proliférer son diagramme » (selon l'expression de Deleuze désignant ainsi la signature plastique d'un artiste.). Mais la saturation a pourtant sa valeur propre, comme fusion. Faire le plein, boucher, brouiller aller de la division-dissociation à l'unité. Pollock sait cependant parfois s'arrêter avant, reposant par là, de nouveau la question de l'achèvement. Cette fusion plastique, Umberto Eco la voit ainsi dans le moment ou : « geste et signe trouvent ici un équilibre singulier, impossible à  reproduire, résultat d'une fusion des matériaux inertes sous l'action de l'énergie formatrice. » (p.l39.op.cit.) (de nouveau cette oscillation de la division à l'unité sous l'action de l'un). Cette forme, cette bonne forme (selon Croce) que Pollock nous laisse, nous abandonne, rangeant ses bidons, ses pots, ses balais, accrochant enfin ses toiles, cette forme, quelle valeur prend elle entre autre, comme communication (toujours selon les termes d'Eco.) ? Anton Erhenzweig y voit une marque, qui nous renvoie à Narcisse et au narcissisme : « Marion Milner, commentant dans une conférence la part que j'attribue à la pulsion de mort dans le contexte de la créativité, disait que la destruction réelle de soi même et la psychose sont peut être une forme distordue parce que frustrée du processus créateur. La créativité de J. Pollock, par exemple devait peut être beaucoup aux attaques violentes qu'il faisait subir à sa propre sensibilité de surface »...; « s'il avait pu continuer à attaquer son moi de surface, le travail silencieux de la pulsion de mort à l'intérieur du moi aurait pu absorber et neutraliser bénéfiquement son autodestruction physique » ( l'ordre caché de l'art. p.226;éd.Gallim. coll TEL)   Les danses vertigineuses de Pollock au dessus de ses toiles, furent en effet interrompues par sa mort, ivre, au volant, contre un arbre, projeté. Ainsi finit la longue introspection narcissique de Pollock, qui de professeurs (Benton) en maîtres (Picasso) (cité par Pleynet (Les modernes et la trad, op.cit.), d'analystes en analystes, de bouteilles en bouteilles et surtout de toiles en toiles combattait contre lui même/pour lui même. « .Jack a eu une passe très difficile... je l'ai emmené chez un docteur, un psychiatre qui essaie de l'aider à se retrouver.. » (Sandford Pollock, cité par Pleynet p.258.op.cit.) Cette fusion narcissique absolue, trouve alors sa paix absolue, la mort et peut nous ramener aux batailles de San Romano, au pantin hébété, précipité de son cheval par une lance, ces batailles de San Romano comme des guerres civiles /narcissiques La quête de soi au bout de la peinture comme pratique évidemment narcissique donc est d'autant plus intéressante ,que d'après le D.H.L.F, l'on peut rapprocher Narcose, et donc Narcisse de l'idée de lier de nouer en ancien haut allemand (sner(h)am) et de lacet en norrois (snara). Ces nœuds narcissiques, Pollock les exécute à l'envi (DIAS), leur donnant une dimension fusionnelle évidente pour Pleynet qui écrit : « dès Woman la ligne sinueuse tend chez Pollock à l'arabesque qu'un centre vide parait entraîner comme dans l'entonnoir d'un maelström.. »  « ..avec naked man (av.guerre), c'est la clef du rapport que Pollock entretient avec la figure, dont le tourbillon emporte ici au propre comme au figuré/la tête." (p.274 et 275. op.cit.).



Nous voilà ramenés à Turner et à la spirale comme figure de la paix par épuisement. Nous retrouvons encore le mythe d'Empédocle pour qui la spirale est la résultante des antagonismes entre la séparation permanente et la réunion permanente (E.U) marqués par la durée. Nous avons bien repris, avec Pollock les questions relatives à la Paix par épuisement, à savoir le paroxysme/la dialectique du faire (action painting), la destruction des figures, l'inachèvement, la planéité, les métaphores océaniques, la fusion et enfin et peut être surtout, l'abandon, intelligent et cérébral d'Uccello, serein de Turner, suicidaire de Pollock. La solitude est une des clefs de ce type de pratique et l'isolement des artistes sur lesquels je me suis permis de parler est légendaire. La question de l'achèvement de l'œuvre, se pose alors bien entendu différemment  dès lors que l'artiste intègre des valeurs communes/les codes et les règles établis. La question du classicisme pose alors des problèmes entièrement différents et le jeu de l'artiste avec les règles ne semble pouvoir être vraiment satisfaisant que par la subversion de l'intérieur de la règle. La paix, la beauté, survenant alors, au moment où la règle peut être oubliée. la figure de la paix au Palazzo Pubblico de Sienne, seule vertu relâchée, pourrait peut être nous éclairer quant au rapport entre l'artiste classique et l'œuvre. L'œuvre est achevée, lorsque les structures codifiées sont suffisamment établies pour pouvoir se laisser aller. Les jeux de Poussin et Vélasquez, par ex. en sont le signe. De même comme seule la règle permet l'abandon, seule la règle permet peut être à l'excès et l'innommable d'être montré (Violence de Poussin), cet ordre (cosmos) permettant donc tout (le chaos). La véritable paix de l'artiste classique serait la capacité, à se laisser entièrement aller dans les règles établies.