Texte  complet d'un article paru dans le journal le Monde, le 22 novembre 2008, sous le titre rédactionnel :
Art contemporain, le triomphe des cyniques.



Versailles, le Louvre, Fontainebleau, Chambord, Venise

Jeff Koons trône au Château de Versailles et en permanence, à l'entrée de la fondation Guggenheim de Bilbao comme au Plazzo Grazzi du milliardaire Pinault, à Venise, Damien Hirst  lui tient compagnie dans ce même palais à Venise et partout ; Jan Fabre triomphe au Musée du Louvre ; éléphant suspendu dans les galeries de Fontainebleau, voiture de course en marbre dans les jardins du même château. La grosse langue autrefois transgressive des Rolling-Stones est tracée  dans les jardins du château de Chambord. 

Les châteaux royaux et les Palais seraient-ils pris d’assaut ? Prises  d’assaut ces forteresses aristocratiques par des œuvres plébéiennes ? Certains discours voudraient faire croire qu’il s’agirait de cela, de confronter un art  vivant à des galeries poussiéreuses et endormies, des institutions conservatrices et des grandeurs passées, que les réactionnaires seraient du côté des outragés, des frileux et grincheux, soucieux de préserver la noblesse de lieux de prestige.

Inversion systématique des valeurs de même qu’en politique d’ailleurs, ou maintenant, les « conservateurs » sont paraît-il ceux qui s’opposent aux « nécessaires réformes libérales », ces mêmes "réformes" devenant d'ailleurs de moins en moins opportunes.  Démagogie teintée de stupidité, reposant sur des productions artistiques qui ont en en fait une esthétique commune et très commune ! Ces œuvres partagent le fait d’êtres  volumineuses voire monumentales, d’être excessivement coûteuses, d’être réalisées par des artisans aux ordres de capricieux mégalomanes, de mobiliser une avalanche de moyens et de technologies de pointes et de multiplier les clins d’oeil au luxe comme au goût populaire, dans une confusion systématique des genres. Homard, Lapin, en forme de ballons gonflables réalisés en aluminium, toutou gigantesque garni de fleurs, comme un mauvais rond-point de triste carrefour pour Jeff Koons.

Crâne gigantesque en seaux à champagnes accumulés devant le Palazzo Grazzi, moulage d'un crâne humain incrusté de diamants d'une valeur de 74 millions d'euros, l'oeuvre, intitulée "For The Love Of God" ( avec un tel titre , on est sûr de faire du sens), est la copie en platine d'un crâne du 18ème siècle ( au 18ème les crânes étaient sans doute plus moulables), parsemé de 8.601 diamants, dont l'origine a été vérifiée pour s'assurer qu'ils ne proviennent pas d'un marché de contrebande ( sic) ( on a la morale qu’on peut ! ! !).

Agneau recouvert d’or, citation pesante des primitifs flamands ; centaines de milliers de scarabées, urines, couteaux et sang ( 40 ans après Otto Muehl et Hermann Nitsch, mais adoubé par les institutions), pour Fabre le bon à tout ; la provocation rusée garantie et la transgression spectaculaire et outrée comme système, inaugurée par la reine de Belgique ! Si Fabre est réellement ébouriffant et même parfois pertinent et drôle, quel est réellement le propos de l’installer princièrement au Louvre ? Comment penser raisonnablement qu’un artiste soit en mesure de dialoguer directement avec des siècles d’histoire et de pensée comme de pratiques complexes ?

 On voit actuellement que même Picasso, de toute sa vie n’a établit que des liens assez pauvres avec ses maîtres, des couleurs standards de formicas des années 50 et une approche virtuose et systématique, quoiqu’en disent les médias soumise aux principes des expos spectaculaires. Sa pratique la plus géniale, le cubisme analtique, est absente de ces confrontations au passé, car cela se joue ailleurs et tant mieux. Fabre en une saison serait en mesure de squatter avec évidence des lieux où es œuvres majeures et complexes sont offertes à la contemplation, le recul, l’intelligence ? Ces œuvres n’ont nul besoin de ces rapprochements forcés, mais s’installe ainsi le triomphe du « out se vaut » de la « fin de l’histoire » et surtout la montée artificielle de certaines côtes marchandes. Comme dans d’autres domaines, il faut des « produits phares ».

Voitures de sport en marbre à Fontainebleau : que l’on juge de la subtilité des commentaires et justifications (il s’agit bien de cela) du dossier de presse de cette initiative combinant « Château de Tokyo / Palais de Fontainebleau » ( on se rengorge des titres pompeux): «Daniel Dewar & Grégory Gicquel, Mason Massacre, 2008. Sculpture en marbre de Castelnou. 410 x 190 x 200 cm. Courtesy Galerie Hervé Loevenbruck, Paris. Production Les collections de Saint-Cyprien. « Monument dédié à la technologie industrielle des années 80, une voiture de sport en marbre est garée à l'entrée du château. Mais les nombreuses fractures de cette sculpture en ruine imprègnent l'oeuvre d'une aura elliptique. Relique d'un passé révolu, cet élément perturbateur contamine et accélère le sens de l'Histoire. 

Un éléphant au plafond de  Daniel Firman : « L'éléphant, symbole de François 1er, est présenté la tête en l'envers dans la galerie de Diane. L'animal naturalisé devient ici une sculpture hyperréaliste en équilibre dans une posture irréelle. Solution de l'énigme: à 18 000 km de la Terre, cette acrobatie est possible. Dans un fragile équilibre et dans cette posture incongrue, il vient bouleverser l'harmonie de ce beau décor sous lequel sont sagement alignés les volumes de la bibliothèque de Napoléon III. »

 Rarement l’indigence aura atteint un tel point de langue de bois pâteuse.  A propos de langue pâteuse :Langue rebelle et provocante des Stones à Chambord,  dessinée par des jardiniers innocents : "Le château recouvre un statut publicitaire",  "Chambord, marque du prestige français sous le règne de François 1er, constituait la vitrine fastueuse de la monarchie. Confronté à un logo commercial actuel, le château recouvre un statut publicitaire contemporain et devient, pour l'occasion, un lieu idéal d'expression contemporaine" et encore : « Sur 810 m², l'herbe tondue de différentes façons matérialise cette langue énorme, comme l'expliquent les artistes : "le dessin tracé dans l'herbe évoque la tradition des jardins à la française. C'est la différence de couleur due à la tonte qui fixe les contrastes". Pour la 25ème édition des Journées européennes du patrimoine, cette oeuvre éphémère dépoussière un peu le château.

On atteint là les sommets des poncifs . Hélas, peu d’articles critiques et peu d’auteurs pour chercher à décoder cette inflation de moyens comme les principes de  quantité et du spectaculaire. De même,  déplorons la complaisance des « conservateurs » des lieux ( sans doute effrayés et  honteux de ce signifiant) pour les versions branchées des « sons et lumières » d’antan ; les mêmes se gaussent du « Puy du Fou », mais ouvrent leurs Palais à des faiseurs, quand ils ont le soutien  des grands argentiers, Pinault par exemple .


Pourtant le message est clair.

 Quelques représentants omniprésents d’un art dit « contemporain » sont tous, sans exception les nouveaux Artistes Pompiers et académiciens bourgeois, la naïveté en moins. Les Gérôme, Tadema, Roll, Meissonier, Belly, Bouguereau, Friant, Debat-Ponsant, Gervex, Cabanel, Merson, Lhermitte……font maintenant figure de bien innocents illustrateurs des vertus supposées d’une bourgeoisie du 19ème en quête de valeurs et de repères. Ces propagandistes pompiers, sans doute imbus d’eux-mêmes, avaient en commun parfois avec les Degas, Gauguin, Manet, Cézanne et Monet de l’époque des langages  et des moyens, dont ils usaient à leurs manières. Le musée d’Orsay leur a rendu un hommage significatif, dans les années 80, signe évident d’un retour de valeurs kitsch, autour de la prétention et de l’ exhibitionnisme des écrins et des matériaux . Revanche rageuse contre la sobriété et l’intelligence des Corbusier ou du Centre Pompidou, contre le minimalisme subtil du "less is more" de Mies van der Rohe.

De nombreux artistes contemporains vivant et créatifs, utilisent aussi l’installation, la monumentalité,  et parfois les références au luxe ; Arman, César auparavant par exemple. Beaucoup ont des préoccupations sensibles et complexes, Messager, Boltanski, Gilbert et Georges . Il y a des innovateurs dans des domaines variés, comme les vidéastes   Fischli et Weiss, Rist ou Sorin et des sculpteurs pleins d’intelligence et d’humour comme Cragg ou Sarah Sze et des centaines d’autres. Certains proposent des œuvres complexes et déroutantes, comme Fabrice Hybert , Wim Delvoye ou Hirschhorn mais avec un grand humour et des bricolages inventifs.

Quelques-uns encore continuent discrètement à recouvrir des surfaces par des moyens de leurs choix ; si Dubuffet et Reyberolle sont morts dans un silence assourdissant ( bien que l’avenir leur réserve sans doute une histoire plus fameuse) il existe encore des peintres, mais je gage qu’une personne sur mille, y compris dans un milieu éclairé de classe moyenne cultivée, soit capable de nommer 3 artistes peintres, contemporains de 40 à 60 ans ! ! ! Même Garouste, Blais, Cognée, Favier pour ne citer qu’eux sont inconnus, sans parler de plus âgés, comme  Fromanger, Hucleux, Télémaque, Titus-Carmel……et je ne cite ici que ceux résidant en France.

Pendant ce temps tous les lieux sont envahis et réellement colonisés par des productions spectaculaires, arrogantes, réalisées dans une débauche de moyens, installées dans les boudoirs et les salons,  signes non pas d’une vieille aristocratie cultivée, mais de Palais dorénavant squattés par les parvenus les plus arrogants, qui par des fortunes et des situations conquises par la fréquentation des milieux du pouvoir s’en arrogent l’usage. Ces nouveaux maîtres des lieux s’appuient justement sur des productions artistiques apparemment absconses pour décourager quiconque de s’identifier et de se les approprier.

Le menu peuple se sent définitivement exclu de ces allées de châteaux ( est-ce l’objectif ?) qui doivent rester des allées de pouvoir. Paradoxalement on l’y invite par le tapage médiatique, la provocation et le spectaculaire, mais pour l’en exclure quand à la saisie des enjeux. Le message est en substance : « venez constater que vous n’y comprenez rien, que cela vous échappe, qu’il est un monde que vous ne pouvez que contempler béats et humiliés »

Les crânes de Hirst, les voitures de sport en marbre, les gigantesques babioles de Koons ont un sens clair et précis, celui de l’arrogance de classe.


Perversité :

Ce sont des messages de même nature que ceux du président, au Fouquet’s, sur son yacht ou dans les piscines que lui prêtent ses commanditaires,  où la vulgarité se drape dans le luxe pour amadouer ce qu’ils pensent être le peuple, lui intimant par là de se taire, de fuir  ces lieux la tête basse, puisque leurs nouveaux maîtres possèdent et dominent leurs références : l'idée est la même, quand Sarkozy, entraîne Bigard et Johnny, comme Clavier  pour s'approprier ce qu'il croit être la "culture populaire" ; de même, crânes, bagnoles, petits chiens, jouets, vulgarité, sont sans doute les stéréotypes, les clichés que se font des classes populaires les faiseurs contemporains.

Ce kitsch  se réfère donc pour parfaire son arrogance provocatrice, à certains codes habituels des quelques signifiants des classes populaires, les « nains de jardins » et les « toutous », les objets en ballons gonflables, les méchants canevas de mercerie, les crânes des tatouages de bidasse, la bagnole de sport, le porno ( Koons et la Cicciolina), la culture pop bon marché ( la langue des Rollings Stones- rachetée récemment comme logo …).

Manière de se gausser du mauvais goût des classes dominées, manière de s’approprier leurs icônes pour les abrutir encore plus et se les soumettre en les passant à la moulinette de la monumentalité et du luxe, ce que « eux » ne pourront jamais se payer,  même pour valoriser leurs propres signes. Il s’agit clairement d’établir la frontière, le mur, entre des mondes, destinés à ne plus se rencontrer. L’esprit, la connaissance, le goût, la sensibilité, la culture et les références n’ont plus cours dans ces œuvres de pouvoir. Le signe de reconnaissance est le post modernisme luxueux, comme compagnon de « la fin de l’histoire » et du célèbre TINA ( there is no alternative).

Il faudrait maintenant, en manière d’art, prendre son parti que là aussi, il n’y a plus de sens à chercher, plus d’évolution, ni d’esprit de sérieux ou d’enthousiasme, ni de quête, ni d’idéal ni bien sûr d’émotion au pays du cynisme roi. Art de gamins blasés et de bébés rassasiés, d’enfances gâtées. Surcharges pondérales du goût.

 

Insulte délibérée de classe, ces artistes sont complices.

La complicité va encore plus loin, quand l’architecture et les institutions ‘en mêlent, faisant fleurir des fondations et des musées luxueux, audacieux et architecturalement  bavards, comme le musée d’Orsay en avait montré le chemin,  aux fonctions et missions obscures. Même à Beaubourg, architecture cohérente, démocratique et lisible, qui à l’origine, en tant que musée, devait abriter, sélectionner et proposer à l’esprit des collections permanentes, permettant de réfléchir, comparer, prendre du recul, évaluer et enfin penser notre époque, c’est le tourbillon spectaculaire des collections et des œuvres, idem au Palais de Tokyo et dans tous les musées contemporains. Même au Havre ou il est dorénavant impossible de voir des Dubuffet (natif du Havre tout de même, et sans doute artiste le plus côté de bons collectionneurs) constamment remplacés par des gloires éphémères. Ne parlons pas des machines à monumentalité et à spectacle des grandes fondations et des musées récents dont personnes n’est en mesure de dire ce qu’elles abritent, Guggenheim de Bilbao en étant le plus flagrant modèle.

            Le bilan est celui d’une époque qui ne se donne plus les moyens de réfléchir, de penser, de comparer, de prendre du recul, de voir, revoir et assimiler, mort des musées. Le Louvre envahi par Fabre ou Kieffer ( présent encore à Bibao et au Grand Palais - Kieffer est le peintre utilisé, peut être à son corps défendant, alibi de bonne conscience : allemand de l’est, peintre figuratif, revisitant sans cesse des culpabilités des évènements cardinaux du passé : Révolution Française, Shoah…) .

Je ne dis pas ici que les grands bourgeois aient forcément mauvais gôut, les fondations, Gulbenkian de Lisbonne et Thyssen de Madrid, Saatchi à Londres,  entre autres,  le montrent, à l’évidence, mais de même qu’un capitalisme financier repose de plus en plus sur des bulles spéculatives et des valeurs virtuelles, une esthétique, un art de la spéculation, de l’artifice et de l’excès voit le jour est en est le compagnon et le signe.

Certains pauvres critiques en mal d’idées rapprochent Koons et Fabre et Hirst de Duchamp ou Warhol ! ! ! ! ! L’un se contentait d‘urinoirs industriels et de portes bouteilles et de cartes postales pour interroger avec génie l’identité sexuée ( l’urinoir masculin devenant fontaine, pure et féminine, le porte-bouteille mariée entourée de célibataires priapiques, la joconde désirante, veuve joyeuse après les mariées, devenue moustachue etc….) l’autre s’éloignait justement du luxe par des pratiques sérielles dévaluant et démystifiant les oeuvres (sérigraphie), accueillait dans son usine ( the Factory) des groupes underground ( Velvet) et s’essayait à des oeuvres totalement discrètes et non spectaculaires comme de filmer des heures de sommeil d’un ami, en temps réel….

Il n’y a strictement rien de commun entre des chercheurs sensibles et cohérents comme Duchamp, Warhol, Beuys et les bouffons milliardaires qui squattent les châteaux dignement récupérés dans le passé par les républiques.

Je dirai deux mots de ce qui me motive :  enseignant et conférencier en arts Plastiques et Culture Artistique, artiste modeste et sincère, connaissant des dizaines de compagnons et compagnes d’anonymat, comme des centaines de jeunes créateurs, destinés à former les futurs acteurs de l’art contemporain ( de toutes les écoles d’art ENSBA, ENSAD, ESAAP , Université, ENSCII), je suis scandalisé par l’arrogance de certaines postures et de la place significative qui leur est accordée, je suis atterré par l’absence totale de réactions des sociologues des penseurs, des critiques, des journalistes, et certainement frustré, comme des milliers d’artistes de tous horizons des inégalités de traitement médiatique et marchand.

 

O. Jullien ( 91-77)