Icônes

images sacrées

Considérant peut être à tort que seul l’art plastique occidental s’est constitué en système évolutif et autoréférencé, autour d’une densité de prétentions, il semble que ce soit autour de l’art chrétien que se soient élaborées ces règles.

A ses origines, le christianisme est marqué par l’iconoclasme, imprégné de traditions juives, pourtant la nature même du christianisme implique l’image.

En effet ; le christ lui-même est image du dieu. Il marque le temps, le plombe, en devient un repère, dès sa naissance, son lever comme astre.

Il marque l’espace, le territoire, de sa vie et par sa mort en des lieux déterminés.

En disparaissant il crée le manque, le désir. Laissant une croix comme signe, plantée en terre, pieu, stalle.

Autant d’éléments qui dessinent une topologie. Découpant un avant et un après, il marque le déroulement linéaire et horizontal du temps, en étant le milieu de la durée du monde (Augustin- eschatologie) c'est-à-dire la mesure.

Par sa prétention transcendante, il découpe la verticalité, en devenant le passage obligé vers l’élévation.

Par sa figure, son visage réel, sa vie humaine, il donne forme, corps, durée et modèle ; il institue de plus un corps de représentants, apôtres et disciples, chargés de la réplication plus ou moins fidèle de ce modèle par les rites, symboles et sermons.

Aussi, bien que défendue dès l’origine par la disparition et l’ascension « pourquoi regarder le ciel ? Il n’est plus là ! » la référence au modèle qu’est jésus est incontournable, c’est le principe même de la théophanie, l’apparition, l’incarnation.

 

L’inscription du dieu dans un corps humain ne prouvait que provoquer par transition le culte pour la figure.[1]

 

Selon André Grabar,[2] les premières images chrétiennes ne constituent pas un système autonome d’emblée ; elles puisent dans les registres iconographiques variés que sont les cultes impériaux, les vies de Mithra, Hercule, Manès (manichéisme), les modèles antiques de la sagesse, les philosophes, la numismatique. Selon Christiane Desroche Noblecourt[3], on retrouve encore de nombreux emprunts à Horus et d’une manière générale à la tradition égyptienne.

Au début, ces images ont avant tout valeur prophylactique, superstitieuse et fonction funéraire ; elles sont de l’ordre de l’intime et du caché, ne sont pas pour l’essentiel constituantes, ni du culte, ni de la diffusion du dogme.

Aussi n’ont-elles qu’un programme limité et ne fonctionnent elles pas autrement qu’un langage commun visuel. A. Grabar parlant d’images directes, d’illustrations.


Spirituel et temporel

Ce serait bien sûr, à partir de Constantin (272-337), et de son fameux songe, que se constituerait de façon plus complexe l’iconographie chrétienne.

L’utilisation par Constantin, à  la bataille de Ponte Milvio (le 28 octobre 312) contre Maxence, de la croix sur ses étendards, associe une marque sacrée, sur un support au pouvoir temporel et à la victoire.

C’est l’introduction d’une dimension symbolique et le détachement d’avec des pratiques cryptées et funéraires.

Cette première utilisation de la croix se prolonge ensuite sur les monnaies impériales. Ainsi, à une marque symbolique et sacrée, irrationnelle sont associées la valeur d’un matériaux précieux : le métal et la valeur d’un message, la victoire, et la valeur temporelle du pouvoir.

Un échange s’opère aussi, le signe chrétien garantissant la valeur de la monnaie ( et si le signe est incomplet sur les pièces, la monnaie est dite rognée), et cette valeur monétaire de la pièce, renforçant trivialement, dans le réel, l’intérêt et la force, l’intensité du signifiant, donc du signifié.

De même, pour les étendards de Constantin, la croix donne la victoire, la victoire donne son sens à la croix.

Il s’agit là par  exemple, d’un premier système réel (assemblages-ensembles) par superposition et juxtaposition de valeurs, deux à deux, tendant à inscrire un signe dans différents aspects du réel.

 

La deuxième phase de développement des systèmes iconographiques chrétiens se développera avec la conversion tardive de Constantin.

La rencontre de deux réalités iconographiques va se faire  sur le même principe de juxtaposition : le culte à l’empereur, celui-ci une fois converti, glissera vers son dieu. L’empereur bénéficiant également du même coup des cultes chrétiens antérieurs, cryptés et intimes.

Vont donc être associés à l’iconographie chrétienne, l’auréole, le nimbe (hérités des cultes solaires du sol invictus mazdéens) ; le trône et la sphère de l’univers ; la dévotion des fidèles, les victoires, les tribunaux, les jugements et les pardons… [4]

Une telle fusion de la pratique iconodoule, si elle porte en elle le germe de règles plastiques élaborées, est inquiétante pour l’empereur comme pour l’église, du fait des confusions, des priorités, de l’idolâtrie. Ainsi, et sans doute assez tard, les théologiens se poseront-ils la question de l’image religieuse, de sa légitimité, de sa valeur, de son usage aux alentours du Ve siècle.

Séduction des images et archétypes

Si Augustin (354-430) et Chrysostome, (349- 407) sont hostiles aux images et si le décalogue impose «  tu ne feras aucune image taillée, rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux, sur la terre ou sur les eaux », Jésus n’aurait-il pas dit : «  celui qui me voit, voit celui qui m’a envoyé » ?

Ainsi on taillera moins d’images et les arts picturaux se développeront au détriment de la sculpture éliminant de la représentation ce qui prend trop valeur de réel et d’inscription dans l’espace, comme la sculpture, à savoir les  ombres, les reliefs, modelés, figurations spatiales, paysages etc.

Tout ce qui rattache à la matérialité est écarté au bénéfice de la planéité, de la frontalité, de la couleur, de l’insaisissable : l’irrationnel.

Ainsi, la transitivité étant l’intention première, de l’image au modèle, du modèle à l’origine, le dieu. Nous retrouverons des scènes de théophanies, d’apparitions, de visions. Mesure indirecte de dieu ; on montre celui qui le voit, celui qui l’a vu, l’a enfanté ; témoins comme repères et mère comme origine.

Mais la puissance d’attraction de la sainte face elle-même est forte et puisque  le christ est l’incarnation, certains dans le passé, simples humains l’ont vu et sa représentation devient légitime.

La légende de la sainte face d’Edesse, justifiera plus sûrement toute représentation ultérieure. Le roi Abgar ayant écrit à Jésus ( !!!!!), celui-ci lui aurait envoyé l’empreinte de sa face. 5 siècles plus tard, elle ressurgit à Edesse (retrouvée) et est offerte à la dévotion. Une telle image, si proche du modèle, de l’origine, du repère permit alors des duplications sacrées, les reproductions, ces fameuses images acheiropoïètes, ou non faites de main d’homme ! Celles-ci, par contact avec l’original, en recevaient toute la puissance, l’intensité, la substance.

Puis l’on se souvint de Véronique et de son tissu et véronique devint un nom commun, tellement se multiplièrent ces images, ces empreintes. De même les portraits de la vierge, dont on se rappela aussi qu’elle fut peinte, dit-on, par St Luc.

Puis St jean encore qui fut portraituré de son vivant, non sans protestations de sa part.[5]

Mais alors, la conformité à ces modèles sacrés ne doit pas souffrir de variations, elles se doivent d’être identiques à leurs modèles. La dévotion à ces figures se doit d’être sans réserves ni commentaires, ni adjonction de quelque symbole ou allégorie. Comme le précise le concile de Trullo en 692 : «  du moment qu’on est en présence de la réalité, il ne faut pas avoir recours à son ombre ». Ombre d »signant ici les commentaires, les variations, les interprétations, les allégories etc.

La réalité est donnée là non par la valeur objet de l’image (panneau- fresque) mais par sa figure acheiropoïète. Ainsi la réalité de l’icône pré-iconoclasme n’a pas à être manifeste par la matière ou le travail ou le geste, c’est pourquoi on les dit bien non faites de main d’homme.

Cette mise à l’écart du corps, du geste, se retrouve dans la qualification de la basilique de Ste Sophie, considérée comme top belle pour être faite de main d’homme.


Codes et règles

Rapidement se développent donc, conjointement, de nombreuses approches iconographiques du dieu chrétien et des dogmes.

Narrative, autour de l’héritage ancien et populaire, des images directes.

Symbolique, comme la croix ou le Ki-Ro

Impériale, le pouvoir, les fonctions temporelles, la justice

Sacrée, incarnation, consubstantialité.

Immédiatement, le retour à ces images pose problème !

Il y a fusion des cultes impériaux et chrétiens, ceci tend à se démarquer du sacré. Les signes sacrés sont prophylactiques ; ils développent les croyances superstitieuses et magiques.

Les saints tendent à devenir de nouveaux dieux d’un nouveau panthéon. Les biographies et les scènes peuvent tomber dans l’anecdote et le divertissement. Enfin, la transitivité des cultes aux images aboutit elle réellement aux figures sacrées ?

La question centrale sera enfin, celle de la vraie nature du modèle christique. A savoir la question de la trinité. Jésus, s’il est le verbe incarné est il pour autant ce fils de la trinité théorique dont il est dit qu’il est le logos désincarné ? Seul le père étant l’éternel, donc non logos.

Ce type de question est au cœur de l’histoire byzantine ; les querelles du même nom voient naître, les arianistes (e fils est différent du dieu), les monophysites (l’humain et le divin sont unis dans le christ), les nestorianistes (il y a deux natures du fils) mais encore le chalcédonisme, l’appolinarisme, l’adoptionisme, le subordinarianisme, le monarchianisme etc. ainsi les images sont elles rapidement un enjeu théologique.

Que mesurent-elles ? A qui se mesurent-elles ? Quelle est leur fonction, leur public ?

Si le christ lui-même est l’enjeu de disputes, qu’en est il de surcroit de son image ?

De conciles en synodes, d’exils en assassinats les dogmes se mettent en place et les images sont parfois chargées d’exprimer les conceptions bien particulières de tel ou tel dogme, comme par exemple, la vierge est elle théotokos ou christotokos ?

Plusieurs mesures sont donc introduites pour préciser les intentions dogmatiques. Déjà les commentaires des théologiens recourent fréquemment à l’iconologie, la métaphore et l’allégorie dans leurs textes ; c’est l’image dans l’écrit. Ils vont donc introduire ces mêmes métaphores dans les images.

Par exemple Jésus à la fois comme agneau sacrifié et pasteur ; les apôtres pêcheurs. Autant de métaphores contenues d’ailleurs dans les évangiles, apocryphes ou non.

Le développement des commentaires se fait souvent autour des principes de légitimité, de fidélité relativement aux sources justement. Ainsi la continuité entre Ancien et Nouveau testament est à l’origine de nombre de mises en scènes. Comment par exemple, le sacrifice d’Isaac ou Joseph dans le puits, sont des prémisses de la mise à mort de jésus ; comment les larmes de Job sont comme les larmes de Pierre, comment la traque de Moïse est une préfiguration des saints innocents victimes d’Hérode. Du point de vue strictement plastique s’élaborent des systèmes de mise en parallèle, de juxtapositions imposant une organisation de l’espace unique en parties. Se posent donc des questions de priorité, d’échelles, de dimension. Quelle figure sera prioritaire ? Seront-elles face à face ? Côte à côte ? Superposées ? la référence sera-t-elle discrète ou manifeste,

Cette partition de l’espace est une des premières problématiques de composition dans un plan attribuant des valeurs spécifiques à certaines zones de ce plan.

Une autre approche, plus aisée sera celle de l’introduction de l’écrit dans l’image, par phylactères, titulis, noms. Cette présence du texte est comme un aveu de la polysémie de l’image et de son ambiguïté. L’écrit devient la garantie du dogme, manifestant l’intention évidente du discours, dans, sur, autour et grâce à l’image.


Complexe Trinité

Mais ce sont surtout les discussions sur la trinité qui éclairent le mieux la tendance à considérer la trivalence de l’image.

Nous l’avons dit, Jésus est l’image de dieu, du transcendantal, de l’irrationnel. Il est aussi le support du message, le Saint Esprit.

Ainsi l’image fonctionne-t-elle comme son modèle : Jésus. Inscrivant dans le monde réel (comme Jésus) par sa plastique l’irrationnel (comme Jésus) et le discours (comme Jésus). Elle doit donc imposer la grandeur de dieu et transmettre le saint esprit par sa figure. Ainsi de simplement directe ou transitive, l’image devient dense.

Cette trivalence va s’élaborer autour de règles iconographiques assez élaborées :

Pour la valeur irrationnelle, le Père, le dieu :

-le nimbe, l’auréole, c’est ce qui dans la tradition dérobe aux regards ou qui n’apparaît qu’aux élus ; principe de théophanie.

-le hiératisme, la figure plane, sans modelés, sans relief, qui n’est pas inscrite au sol, ni dans le temps ; cette figure n’imite pas la sculpture.

-la lumière dorée qui n’est pas terrestre, qui n’est pas un instant.

-les yeux et le front dilatés, la frontalité du corps ; c’est l’ampleur et la puissance.

Pour la valeur réelle, à savoir, théologiquement, le fils:

-la figure de l’homme comme vraie face, inspirée de la face d’Edesse.

-l’or qui est aussi matière précieuse et monnaie.

-la présence de l’image en un lieu architectural, l’église.

Quand au discours, le Saint esprit :

-le texte, le message, le commentaire ou l’image adjointe.

-la beauté, la séduction.

En effet la valence du discours, du point de vue religieux n’est pas limitée au didactisme et aux commentaires, car ce discours peut ne pas s’adresser à la connaissance et à la raison. Le message peut donc être le ravissement, le merveilleux comme si la beauté et le sublime étaient là messagers du dieu. Ce que défend Augustin. Ce qui s’élabore autour de l’image du fils, comme mesure et règles picturales s’étend bien entendu aux figures reconnues essentielles comme la mère et les témoins, apôtres, évangélistes etc.


Traductions architecturales


En architecture, nous retrouverons les mêmes préoccupations ; le modèle des églises à plan centré est parlant.

Le plan centré est à l’origine, le cercle, le point, la dimension 0. Hérité des martyriums et de l’art funéraire, c’est le lieu du passage par la mort ; c’est la géométrie de la transcendance ; sans déambulation, le corps se fige et contemple ; c’est l’équivalent du hiératisme, de la frontalité.

La coupole est l’élévation parfaite du plan centré ; désignation du zénith, du cosmos, de l’empyrée ; la coupole conclut l’unité de l’espace et des volumes.

A Ste Sophie, modèle des églises byzantines, 40 fenêtres lient les murs, les supports à la coupole. Image de l’integritas seculorum d’Augustin, elles sont la mesure du temps, des temps ;

Voici ce qu’en dit H. Stierlin[6] : « la coupole se mue en lieu de passage entre l’éternité cosmique où règne dieu et la totalité des siècles du monde créé…elle est le lieu par excellence de l’incarnation, de l’inscription dans le temps, du dieu éternel. »

Nous retrouvons ainsi dans l’architecture, le même modèle christique du fils, de l’incarnation, de la forme donc de la plastique.

Idolâtries

Ces mesures de densification, des images et des formes, auront pour contre-coup  le développement d’une idolâtrie sans limites, puisqu’elles sont prétendues conformes et consubstantielles à leurs modèles sacrés. Ainsi les pratiques iconolâtres se répandent, images saignantes, miraculeuses, transportables en amulettes, dévotions etc. Pratiques proches de l’adoration des reliques.

Prisées par les moines et la papauté, ces images le sont moins par l’empereur et par certains théologiens rigoureux, sans doute jaloux de se voir voler le rôle d’intermédiaires ! L’influence du judaïsme puis de l’islam, aux frontières de l’empire joue également contre ces pratiques.

La querelle des images débute donc vers 710 pour durer plus d’un siècle. La violence des mesures prises, les véritables guerres en résultant constituent une sorte d’acte de naissance de la peinture occidentale. Aveu de sa densité, de son intensité.

La première mesure iconoclaste, raconte Gibbon[7], de Léon l’Isaurien,( né en 675 à Maras en Turquie), mort en 741), sera de placer les images en hauteur. Cette mesure touchant à la lisibilité éclaire par défaut ce qui est le plus puissant dans l’image : la figure, la forme faisant sens, gestalt.

L’éloignement générant confusion des formes, ne laisse voir que des masses indifférenciées, des couleurs. Nous verrons plus tard comment ce débat se retrouve de façon récurrente jusqu’à nos jours dans les rapports dessin/couleur et abstraction/figuration.


Images licites

Nous verrons aussi comment l’iconoclasme participe de l’art dit gothique.

La Restauration progressive par Irène, à Byzance, des images et de leur culte ainsi que la renaissance carolingienne en Europe occidentale, marque le 9e siècle, et on verra apparaître de véritable système cette fois ci bien différenciés . A Byzance s’instaurent les principes figés d’images types ; leur vénération devient un dogme. Des pratiques plus ou moins empiriques jusqu’alors sont théorisées : « l’icône est une vérité révélée » ne nécessitant ni commentaire, ni narration ; elle est : «  transparente à son prototype », « l’image c’est le fils et le fils c’est l’image », ainsi s’exprime Jean Damascène[8] qui dit encore : « la vénération de l’icône est le moyen de l’adoration ».

Ainsi sont codifiés les principes des icônes, elles se multiplient alors, présence/transcendance ; le message est limité, le discours restreint à la seule foi, excluant toute raison toute approche dialectique, polémique, herméneutique.

Ces images/apparitions reprennent les règles décrites précédemment ; des images de Christ et de saints ; elles assurent l’inintelligible, selon la théorie du christ acataleptos : il s’agit « d’évoquer les figures divines pour les livrer en évitant tout commentaire à la contemplation des fidèles » ; André Grabar[9] précise : «  la légitimité des images du christ, de la vierge et des saints est claire, étant donné que tous ils ont pu être vus et que tout ce qui est visible est représentable ; Dieu est représentable ».

Comme l’écrit encore Théodore Studite[10] : «  de même qu’une empreinte dans la cire est comprise dans le sceau métallique avec lequel on l’obtient, et que l’objet est aussi dans l’ombrez qu’il projette, de même toute icône du christ, de la théotokos, porte en, elle une parcelle de l’énergie et de la grâce..la vénération est justifiée par la présence en elle.. sans oublier que le culte s’adresse non à l’objet mais à la divinité. », ce n’est donc pas un hasard si les premières images post-iconoclasme furent à Byzance les monnaies de Michel III, en effet l’art byzantin limitant alors exclusivement la valeur du discours à l’évidente présence, abandonne la complexité plastique des combinaisons, parallèles, mises en scènes, commentaires, allégories que nous verrons se déployer dans l’art roman, au bénéfice de la valeur propre, au bénéfice des valeurs quantitatives.

Comme l’image abandonne quasiment le discours ; que l’irrationnel est totalement codifié, l’intensité nécessaire est recherchée dans la valeur de réalité de l’objet artistique, la quantité, l’occupation jusqu’à saturation totale des volumes architecturaux.

La pratique de la mosaïque, qui contrairement à la fresque est image de la quantité par morcellement, par division. Les fonds dorés, outre leur valeur symbolique de lumière, ont aussi valeur monétaire, de trésor, de préciosité.

Si il y a des variations, elles se font autour du calendrier. Ce découpage régulier du temps, rythme son déroulement par les fêtes et célébrations des saints ; il ne s’agit que de jalonner la durée ; les images de saints et martyrs, les scènes religieuses tendent alors à se réduire à cette seule fonction, objets de dévotion d’un jour.

Scléroses

Cette évolution de la peinture Byzantine vers la sclérose, son refus absolu du commentaire et de l’interprétation tend bien entendu à la dé-densification de l’art religieux. Supprimant toute recherche et innovation combinatoire, elle développe la réplication de quelques modèles convenables.

L’audace sera dans la dilatation, la quantité. « Byzance s’étant enfermée dans un monde sans communication, dans le monde clos d’un discours théologique. Rituels inlassables, répétitifs ; nous ne sommes redevables à Byzance d’aucun progrès », ce jugement sévère de Paul Lemelle est de fait assez juste. Jusque dans la langue liturgique ou l’écriture, la tendance profonde est au cryptage. Vassilis Alexakis le relate remarquablement dans son livre Ap.JC ![11] En architecture encore, Ste Sophie, bien qu’antérieure au VIIIe siècle est un modèle non-dépassé ; elle est selon Stierlin « la dernière héritière des grands constructeurs romains et des savants et physiciens grecs, Eudoxe, Archimède, Euclide.

Mais les modèles byzantins sont puissants et s’ils se concentrent sur le principe du simulacre, la prétention est audacieuse, car le modèle est sacré, divin, incommensurable et l’approche en est directe. Comme il n’y a pas de didactisme ne de contournement par le discours, le seul discours est de foi, la prétention est donc dans la démesure et les excès formels symptomatiques.

L’absence de tout effet de corps, manifeste déjà dans le qualificatif d’ acheiropoïète et dans l’appréciation de Ste Sophie comme trop belle pour être faite de main d’homme, tourne le dos à l’humanisme ou plutôt à toute valorisation des capacités et de l’autonomie du genre humain.

La pratique de la mosaïque élimine le geste du travail de l’image ; les modèles figés interdisent tout imaginaire profane. Ce qui triomphe alors c’est la ramification par excès des moyens d’une image peu densifiée quant à son programme.

L’ampleur des audaces tend tout de même au merveilleux et l’inintelligible fascine. L’art byzantin post-iconoclasme assume en fait totalement le mensonge dans le sens ou G. Bataille le définit : «  la recherche d’un but précis ne joue jamais qu’entre autre d ns les intentions de ceux qui opèrent : ces intentions impliquent toujours la réalité entière, religieuse et sensible l’élément isolé (le but précis) ne survit pas.. »

Alors le but précis de l’iconographie byzantine, à savoir le simulacre, l’approche directe du dieu par l’image, n’est pas le véritable opérateur de la force d’attraction de cet art. Cette image qui se fait malgré l’interdit biblique et avec le souvenir vivace des querelles, des guerres, est donc transgression ; c’est l’état de transgression qui provoque l’excitation, comme la résurrection est transgression de la mort. La jubilation du jeu contre la raison, l’interdit et la mort, trompée de plus ou moins bonne foi des théoriciens des icônes, n’est elle pas finalement la véritable origine de leur succès ?

L’homo ludens à l ‘œuvre dans l’art byzantin n’est –il pas alors comme l’homme de Lascaux décrit par G. Bataille « feignant de s’élever au niveau d’une puissance qui le dépasse.. »[12].

Rappelons pour conclure que feindre dérive de fingere qui veut dire modeler et que fingere a bien sûr donné figure.

 

 

 

L’approche carolingienne.

 

Il y aura là une approche différente. Charlemagne se défiant de l’iconoclasme et de l’iconolâtrie s’est vite porté au secours de la papauté ; et de même qu’il réorganise l’administration politique et ecclésiastique ; les communications, le calendrier,  l’écriture et la langue, s’empare-t-il de la question des images de façon délibérée.

Il s’entoure de personnages comme Alcuin(Northumbrie, vers 730 – Tours, 804) , tout comme son petit fils Charles le chauve le fera avec Scot Erigène (800 et 815. Il meurt en 876). Encourageant les images pédagogiques, Charlemagne s’oppose personnellement à leur vénération[13]. ; « L’image peut avoir deux publics : l’élite, par les livres ; images complexes ou commentées ; le peuple, « l’image étant l’écriture des illettrés » selon Grégoire le Grand VI.

L’opposition à l’iconolâtrie sera à l’origine des principes iconographiques totalement différents, intégrant les arts du trivium et du quadrivium, intégrant la raison à la foi, c'est-à-dire un art de la mesure.

Bréhier[14] cite Alcuin : «  dieu a créé ces arts, l’homme les a trouvés.. des raisonnements dialectiques sont nécessaires et les questions les plus profondes au sujet de la sainte trinité ne peuvent s’expliquer que par les subtilités des catégories » ; l cite encore Scot Erigène : « beaucoup ont la foi et fort peu la raison..mais c’est par la foi qu’on vient à la raison..la raison est plus agissante et la foi plus lente..Mais on ne vient à la perfection que par la foi ». Bréhier écrit encore que pour Erigène : «  la pensée philosophique est peu différente de l’organisation spatiale, l’interprétation symbolique des formes, les analogies etc. » et « le monde est un système non autonome qi a une fin en dieu ».

Ce concept de cycle dont l’origine et la fin sont en dieu ouvre l’idée d’un parcours du réel au monde dont l’homme, microcosme, est un modèle.

Ainsi, l’homme devient image dans tous ses états, du monde, par symbolisme analogique.[15] Nous voyons alors que les modèles, y compris symboliques ne sont pas uniquement en la figure christique, mais aussi bien dans le monde et en l’homme, à condition de revenir à la cause : le dieu.

S’ouvre de cette manière aux pratiques artistiques, un champ de création vaste, pour peu qu’il s’organise selon des mesures et des règles le ramenant à la perfection, c'est-à-dire à l’unité.

 

Cette renaissance carolingienne, n’eût selon Panofsky[16], pas de conséquences immédiates. Ce prodigieux élan, capable de faire une grande synthèse de traditions antiques, barbares et byzantines tourna court : «  le renouveau carolingien, qui se termina virtuellement à la mort de Charles le Chauve en 877, fut suivi de 8 à 9 décennies dont on dit qu’elles furent aussi stériles que le VIIe siècle », « mais ces décades, sont comme une réaction contre la rénovation carolingienne ; et cette opposition contre l’effort conscient de se hisser au niveau des morales classiques, a cependant libéré les facultés d’inventions d’individus exceptionnels »[17]. Le renouveau carolingien marque tout de même l’origine d’une iconographie renouvelée, dans laquelle l’homme joue un rôle primordial et avant toute chose par sa raison, : «  si tu sais combien tu dépasses l’animal, tu t’écrieras : je bénirais le seigneur qui nous donne l’intelligence » ; cette injonction de Richard de St Victor (1110 env.-1173) , cité par Marie Madeleine Davy[18] est significative ; il est clair cependant que «  l’être a conscience de n’exister que par dieu, donc de ne pas être par lui-même.. ».

Cette ouverture manifeste, permet des modalités d’approche du dieu extrêmement variées, presque autant que les rapports entre la foi et  la raison. Un parcours de la philosophie du Moyen âge donnerait une idée de l’ampleur des discussions et de leur intérêt. De St Augustin à Guillaume d’ Occam (1285 -1347), par Anselme (1033-1109) et Abélard (1079-1142), Grosseteste (1175 env.-1253), St Bernard (1080-1153) et St Thomas…nous aurions un aperçu des h hésitations et tâtonnements, ainsi que des hérésies possibles.

Le parallèle entre raison en philosophie et mesure dans le sens de système, en art, dans leur rapports respectifs avec la foi et l’art religieux s’éclaire lorsque l’on voit comment les adversaires de toute articulation entre foi et raison seront, soit iconoclastes comme St Bernard et les cisterciens, soit partisans d’une démesure mystique inintelligible, comme les byzantins et les gothiques tardifs..

 

 

L’art dit Roman

 

 Ce dernier est tellement vaste qu’on ne peut le circonvenir en quelques études. Son ampleur et son fonctionnement échappent à une véritable synthèse.

Nous retiendrons quelques notions qui rentreront dans le cadre de cette étude.

-le didactisme et donc la lisibilité, les codes de représentation, le travail scénographique d’occupation de l’espace plan.

-la densité symbolique des images superposées, des combinaisons et la superposition de sens sur des formes simples.

-l’imitation de la continuité et de la richesse du monde créé. La prolifération linéaire, ses excès par la dilatation formaliste hors des cadres, par tassement et confusion.

-la démesure romane.

 

L’intention didactique n’est pas nouvelle dans le christianisme puisque par nature prosélyte, mais considérée ici dans l’art populaire, celui des églises, elle est particulièrement importante aux temps dits de l’église militante.

Le culte, si développé au moyen-âge, des reliques, concentre superstitions et irrationnel. Il condense en lui des pratiques particulières d’idolâtrie, échappant nettement aux théologiens, avec leur consentement.

Comme l’écrit André Grabar[19], les statuettes et les reliquaires de type de Ste Foy de conques, hiératiques et couverts d’or comme de pierres précieuses tiennent des Xoanas (les fétiches grecs antiques) et tout discours en est absent. Toute mesure aussi, bien entendu puisque exvotos, surcharges et dons peuvent et doivent s’accumuler autour du reliquaire, sans limites dans le temps, ni dans l’espace : œuvre ouverte.

L’implantation de l’Eglise dans le paganisme, si elle s’appuie sur les superstitions et la substitution des cultes divers (Mithra, Hercule, Isis, Brigitte) s’établit également avec la diffusion des dogmes, à peu près établis.

Les programmes iconographiques sont vastes :

-continuité entre l’Ancien et le Nouveau testament.

-Passion du christ

-Vie des saints et martyrs.

-Culte à la mère.

-Jugements derniers.

L’image du dieu est celle de la puissance ; les arguments ceux de l’amour et de la crainte, étayés par la raison.

 

Les règles de la narration seront assez évidentes : la lisibilité, par les grandes surfaces, les fresques et la muralité/ les contours précis et la disparition des anecdotes/les figures identifiables par des attributs codés/ les sujets du divin seront sans identités/les postures codées et atemporelles.

Si ces mesures en vue d’efficacité didactique, semblent rapprocher les arts plastiques de la seule valeur de discours, les valeurs d’irrationnel et de réel n’en sont pas écartées.

L’irrationnel est exprimé par la dilatation dans l’espace des figures peintes, occupant si possible tout l’espace de l’architecture. Nous parlons ici de la peinture à fresque, qui du plan, tend à occuper l’espace tridimensionnel et à ravir le spectateur en l’englobant dans l’œuvre.

Ce passage du plan au volume, est, en peinture une transgressions de la mesure et de la dimension, source d’excitation. De même, la multiplication dans l’espace tridimensionnel de scènes, aussi narratives soient-elles, atteint à la dédifférenciation (selon Erhenzweig)[20] ; de message, la fresque devient décor, univers, coloré merveilleux et irrationnel. C’est d’ailleurs, cette même inscription dans le volume de l’architecture qui donne valeur de réalité à la fresque. La fresque est inscrite dans l’enduit frais, et non seulement ne masque pas cette qualité, mais l’épouse et la révèle. L’inscription de la peinture dans des parties distinctes d’une architecture aux volumes et aux masses si prégnantes lui confère là encore une  valeur de réalité manifeste. Jurgis Baltrusaïtis[21] affirme de toute façon et avec raison que quant à l’art roman, au commencement était l’architecture.

Ainsi, avant de revenir au décor roman et de rappeler avec Baltrusaïtis le fonctionnement linéaire et proliférant du décor sculpté, nous allons souligner l’importance de  l’ordre symbolique dans la construction tel que le rappelle M. M. Davy[22] : « l’architecture de l’Eglise est entièrement marquée par la forme, les nombres, les proportions.. », orientée vers l’origine, l’est, le soleil levant, elle prend donc une direction, s’inscrivant au sol. A la différence des plans centrés byzantins, le croyant, ou visiteur, inscrit son corps dans une déambulation, un discours/parcours, dans le microcosme du temple. Ce n’est plus la fixité byzantine, médiation vers la contemplation. Le plan en croix, redouble cette symbolique de l’orientation en dessinant sur terre la marque, le symbole. En le marquant à terre, cette image prend valeur de réalité d’une part et de discours par l’analogie qui est faite entre cette forme et les fonctions du temple.

-          Le chœur est la tête, la lumière, l’auréole, vers l’est.

-          la croisée de transept est le cœur, le sang, la transcendance par le sacrifice ; cette croisée a la valeur symbolique des plans centrés.

-          La nef et le transept sont les membres, le corps, la masse chrétienne ; fidèles et acteurs du message, corps de l’église dans son sens d’assemblée.

 

La pensée analogique entre le cosmos et le corps humai se traduit par la géométrisation : sphère concentriques, mises au carreau et carrés inscrits, subdivisions variées du cercle, triangulations. Selon Hildegarde de Landsberg, l’homme est représenté par le chiffre 5 ; il a 5 sens, 5 extrémités, 5 parties égales...il est la somme du 3 masculin et du 2 féminin et s’inscrit dans un carré de 5X5. Pour Guillaume de St Thierry, l’homme s’inscrit dans un pentagramme et cette étoile à 5 branches décrit un cercle dont le centre est le nombril.

Or, l’homme étant le temple de dieu, le temple peut être à l’image de l’homme.

Origène (Alexandrie 185-Tyr 253)[, St Ambroise (Trèves 340 - 397), Isidore de Séville (560 Carthagène - 636) glosent eux sur les dimensions de l’arche de Noé ; ses 300 coudées de long et ses 50 de large préfigurent la cité du dieu, l’Eglise, le corps du christ.

Dans cette tradition on trouve le modèle du temple à Yahvé de Salomon de 60 sur 20 sur 30 coudées, dont les mesures sont manipulées et interprétées par tant d’auteurs. Ainsi nombres et formes servent de vecteurs à une symbolique complexe, reliant ancien et nouveau testament, interprétations multiples. Les formes et les nombres sont chargés de significations diverses, mais aussi chargés de les faire fonctionner ensemble, de les articuler et non seulement de les coller, les juxtaposer.

Parmi les formes, le carré, le cercle et le triangle équilatéral s’imposent en architecture. M. M. Davy rappelle comment le carré symbolise le cosmos, ses 4 piliers d’angles, les 4 éléments, les 4 évangiles, les 4 fleuves du paradis, les 4 points cardinaux, les 4 saisons. Plus généralement le carré sera donc figure du monde créé ; il appartient au temps, au réel.

Le cercle, évidemment est quant à lui l’image même de l’éternel, de l’incréé, de l’empyrée, du solaire, de l’unique, de l’origine. Par exemple, le christ, figure humaine donc carrée, s’inscrit dans le cercle de la divinité.

Le triangle équilatéral est la première surface, depuis Boèce (480 Rome, mis à mort en 525), car ne pouvant être divisé que par lui-même. Ce triangle équilatéral symbolise l’harmonie, la proportion ; l’homme correspond au triangle rectangle, à l’équerre et selon Platon le triangle équilatéral est représentatif de la terre, centre du monde créé.

 

Ces figures géométriques élémentaires sont d’autant plus investies de sens, qu’au-delà de la figuration, elles sont, en architecture une réalité architectonique parfaitement fonctionnelle. Le compas et l’équerre, cercles, triangles et carrés permettent à la fois d’élever murs, voûtes et toits pyramidaux  ou à double pentes.

Ainsi les arcs plein-centre et les voûtes en berceau comme les absides en cul-de-four (quart de sphère), figures parfaites, application du cercle, reposent sur les carrés des piles et des colonnes, dont hauteur et espacement s’équilibrent. Ainsi le monde créé du carré établit-il la transition entre le domaine divin du cercle et le sol.

La pointe des toits est aussi référence à l’arche de Noë, de forme pyramidale ; elle est selon M.M. Davy : « feu, flamme, énergie phallique, menhir, stèle…c’est le souffle du vivant »[23].  Le triangle message, est St Esprit devenant clochers et campaniles ; la partie de l’église qui appelle.

Le carré est l’incarnation, le monde créé, le fils ; c’est la nef, la basilique.

Le cercle est le baptistère, le chœur, le plan centré ; c’est le père.

La dissociation des fonctions symboliques de l’église est manifeste dans l’art roman italien, comme à Pise, Florence, Sienne et ces formes sont évidentes ; mais elles sont réunies en France dans un seul bâtiment, quoiqu’aussi fortes.

Ont retrouve les trois valeurs de densité sous la forme de l’irrationnel avec le cercle, du réel avec le carré et du discours avec le triangle.

L’architecture du temple est un lieu construit entièrement en fonction de règles et mesures marquées symboliquement. Tant dans le plan au sol que dans l’élévation, la façade et la silhouette. L’architecture est une façon d’imiter dieu architecte du monde, représenté d’ailleurs parfois avec un compas. Cette imitation du dieu, non plus simplement dans son image, figure du fils, mais dans ses œuvres se justifie par exemple dans ce texte attribué au prophète Isaïe : «  vous avez réglé avec mesure, avec nombre et avec poids »[24] .

Mais du point de vue artistique, l’engorgement de sens possibles devient évident dans la mesure où toute forme géométrique devient un lieu investi de sens multiples, elle les prend tous à la fois. Les articulations de sens éclairantes à 1 ou 2 niveaux deviennent impossibles ; les combinaisons et analogies perturbent l’évidence des formes simples.

Cette densification par entassement constitue un système vite confus, échappant à la lisibilité et à la didactique. Le potentiel symbolique des formes simples étant immense, aucune limité ne peut y être mise et le déploiement par multiplication donne en architecture, la prolifération, la dilatation dans l’espace tridimensionnel.

Avec l’intention qu’aucun sens ne soit oublié et négligé dans cette représentation du monde qu’est le temple, la multiplication des formes donnera les ensembles sans fin d’absides, d’absidioles, de chapelles, de niches, de galeries, de bas côtés de clochers et de tours que l’on pouvait voir par exemple à Cluny. La répétition des mêmes formes, se déployant au sol, en élévation et dans les trois dimensions, reste satisfaisante du point de vue d’une logique du vivant comme représentation du monde. C’est une imitation du dieu créateur et de l’ampleur et de la beauté du monde. C’est l’image de l’arbre, l’une des figures symbolique première avec le soleil.

Arbre comme croix, colonne, arbre de vie, arbre de la sagesse, arbre échelle, arbre cosmique, arbre inversé, arbre de Jessé : «  L’arbre de vie est l’arbre de la croix et inversement, c'est-à-dire que l’arbre de croix est l’arbre de mort, mais devient l’arbre de vie du fait de la rédemption  ». La croissance par réplication du modèle initial va de la graine, le point, la dimension 0 à la première tige, la ligne, la dimension 1 et à la feuille, le plan de dimension 2 puis à l’arbre lui-même, volume en dimension 3. Cette progression devient elle-même une image symbole. Cet arbre, figure fractale est donc image de la logique architecturale des grands monuments romans culminant à Cluny. Logique que l’on trouve aussi dans les croix de Lalibela (Ethiopie), emblèmes artistique du paléo christianisme d’orient..

C’est sans doute une des premières logique réelle de type mathématique, inscrite dans la pierre ;

Comme le principe actif, la croissance n’est pas contradictoire avec la forme définie par le programme (la croix au sol devient arbre) l’ampleur est sans limites puisqu’inscrite au cœur des moyens plastiques et symboliques.

L’église comme microcosme, image du macrocosme l’est donc dans sa forme comme dans son principe ; il n’y a donc aucune démesure possible ! la démultiplication ou la division ne faisant jamais qu’affirmer et mettre en évidence la beauté du monde créé, complexe, plein et continu.

S’il y a démesure, elle sera marquée par la réalité sociale de tels programmes et le rapport à l’unité, au repère humain pour St Bernard ; Nous reviendrons sur cette question et l’iconoclasme cistercien contre Cluny.

 

Décors

 

Nous allons voir maintenant comment dans le décor inscrit dans l’architecture, se retrouvent formes géométriques symboliques, principes de proliférations linéaires et densifications, au service de figures narratives ou symboliques elles-mêmes.

Ce qui détermine le décor Roman, c’est la relation entre la figure et le cadre, puis l’intégration de ce cadre dans l’espace architectural, chapiteaux et tympans, trumeaux et corniches… Le décor s’inscrit dans ces articulations entre éléments de l’architecture et d’une façon certaine, les souligne, les rend plus lisibles.

L’idée que toute image s’inscrit dans une forme donnée, prend un sens symbolique, celui d’un monde plein et défini.

En effet, toute figure tend à occuper entièrement l’espace donné. Ce qui est valable pour l’image ne l’est pas par contre pour l’architecture, à savoir l’existence de limites imposées. Ainsi les principes d’extension et de déploiements, impossibles dans le carcan d’une forme finie, se transformeront en tassements et enchevêtrements, multiplication des lignes, division des formes. Le paradigme de cette densification étant le rinceau, l’entrelacs, l’arabesque, le labyrinthe.

Le labyrinthe et l’entrelacs sont des figures linéaires dans des espaces clos, effaçant l’origine et la fin. «  goût oriental de la cachette qui dérobe le commencement et la fin dans la sinuosité des replis…ou la vue est à la fois abusée et conduite par la répétition, la symétrie, l’enchevêtrement ; » cette définition de Henri Focillon[25], image de l’indéfini dans le fini, devient image de l’alpha et de l’Oméga. Nous voyons comment le modèle christique génère de nouvelles équivalences dans la quête de densité. Nous voyons comment, avant même d’aborder la question immense des figures proprement dites, certains principes d’occupation de l’espace constituent déjà un véritable système symbolique.

 

                        Dans ces espaces donnés, peintures et sculptures, on retrouve également les cercles, triangles équilatéraux et carrés, dépourvus cette fois ci de leurs fonctions architectoniques. Il ne reste que la forme dans sa valeur symbolique. Il n’y a pas dans cette géométrisation une tentative d’explication du monde ou de réduction du vivant à des éléments constituants -sorte d’atomisme ou d’élémentarisme-. Il n’y aura pas vraiment de proportions du genre humain malgré la stylisation de certaines figures ou les textes de Hildegarde qui restent des normes théoriques et symboliques non reprises par les arts plastiques ; Jurgis Baltrusaïtis a brillamment démontré cette continuité en repérant dans la plupart des décors et figures romanes, le principe formel de la palmette doublée, triplée, répétée par rotations et symétries. Ceci constitue une structure continue de tous les ensembles, aussi bien abstraits que végétaux, figuratifs et monstrueux. Cette multitude de formes, à partir d’une seule matrice, la palmette, est une façon de résoudre les rapports de l’un et du multiple. «  Les figures apparaissent et disparaissent en même temps ; saisies dans leur unité, leur gestalt, elles sont constituées de formes récurrentes renvoyant soit au fond, soit à l’ensemble de la composition ; aussi disparaissent elles emportées dans le flux décoratif »[26]. Baltrusaïtis évoque aussi les motifs des tapisseries et papiers peints (de même qu’Anton Erhenzweig) brouillant la force de la gestalt au bénéfice d’une vision flottante, du champ, balayé par le regard, le scanning. Ainsi comme pour la peinture romane, le principe de densification indirecte se retrouve dans la sculpture et le décor. Cette image du grouillement unique et générateur de monstres, d’animaux, de plantes, de figures humaines ou divines et même monstrueuses est elle-même image du monde, de sa continuité ; la continuité du motif à la surface décorée et de celle-ci à la figure, à l’architecture.

Pour Baltrusaïtis, le principe créatif engendrant monstres et divinités n’st pas le fruit de l’imaginaire, mais d’une dialectique imperturbable. Nous aborderons plus loin les limites de cette logique.

 

Si l’on reprend la question de la figure et des scènes ; l’iconographie précisément, alors les figures s’inscrivent dans des traditions et pratiques d’origines diverses ; la tradition iconographique, celle de la symbolique des formes, celle de l’architecture, des volumes et des emplacements et celle de la décoration, avec les palmettes, entrelacs et frises.

Nous avons envisagé de montrer comment pour chacune de ces traditions, le sens était souvent issu de combinaisons internes, d’analogies et d’intensifications ; alors les figures et groupes sculptés se chargent de toutes ces lectures et ces lectures s’articulent bien sûr au programme iconographique chrétien.

Par  exemple, le jugement dernier sera à sa place sur un tympan, qui sera un demi-cercle, qui sera à l’entrée du temple.

La division de l’espace plan du tympan sera faite selon des principes géométriques évidents, axialité, symétrie, inscriptions dans le demi-cercle et le carré. La topologie symbolique du haut et du bas, de la gauche et de la droite et du centre joue encore un rôle essentiel.

La clarté de cette division narrative sera le lieu d’une composition unie stylistiquement autour d’un principe abstrait d’arabesque et de rinceaux, plus ou moins prononcé selon les écoles. Cette unité fonctionne presque comme une image subliminale du vivant. Il y a dans cette dédifférenciation et ce brouillage, une dialectique et de la clarté. Effet de basculement entre l’intelligible et l’inintelligible, l’ordre et le désordre, la mesure et la démesure. Ce principe constitue en fait une esthétique cohérente dans laquelle le jeu, la contemplation et le ravissement fonctionnent. Revenant au rapport entre mesure et raison, n’y a t-il pas dans cet emportement de la mesure, dans cette spéculation sans fin un rapport avec les considérations d’Anselme de Cantorbéry (1033 - 1099) : «  Il ne s’agit pas d’accéder à la foi par la raison, mais de se plaire à l’intelligence et la contemplation de ce que l’on voit », «  cette méditation intellectuelle ne doit employer que des arguments simples, compris de tous.. ».  Si la mesure est la voie d’accès, elle ne l’est que si elle produit une logique qui échappe et qui s’impose comme inintelligible, tel le labyrinthe. L’inintelligible comme figure de l’autorité, « tant que la raison est cachée contentons nous de l’autorité », « tout n’est pas représentable, tout ne fait pas sens et l’ensemble est ramené à l’unité du format, de l’église, de l’autorité. » selon Abélard (1079-1142).

Le chapiteau du moulin mystique de Vézelay serait peut être un des meilleurs exemples de la sculpture romane.

-Le moulin est ce qui transforme le grain en farine, à savoir une matière indigeste en  nourriture.

-Ce peut être le symbole de jésus, né pour transformer et sauver les hommes.

-C’est le Christ, transformant l’ancien testament, indigeste, représenté par Moïse en nouveau testament représenté par St Paul. (Tuniques longues et tuniques courtes).

-La roue du moulin est un cercle marqué des rayons de la croix, figure carrée.

-La crucifixion est le moment ou jésus passe d’homme à figure divine.

-le chapiteau est aussi le lien entre la colonne verticale et la voûte courbe, du monde créé au monde éternel ; c’est le passage nécessaire.

Ce chapiteau, on le voit est une source de sens et d’interprétations superposées et denses ; mais c’est aussi une forme, une arabesque décorative, élevée, discrète et isolée sans liens évidents avec les autres chapiteaux ; il ne s’impose pas au regard de façon absolue. Il fonctionne à différents niveaux, de la simple marque décorative noyée dans l’univers de la basilique à la puissance d’une image dense, condensant les messages les plus élevés de l’iconographie chrétienne.

 

L’art roman, établi sur des règles précises, des formes définies et des principes décoratifs simples est parfaitement capable de s’inscrire dans la tension entre le formel et l’irrationnel. La densité et la trivalence de l’œuvre d’art se retrouvent à chaque niveau.

En architecture : l’église est le lieu du père, du fils et du saint esprit, par la voûte, les murs, les pointes ; par l’orientation solaire, le plan en croix et la décoration.

Elle est aussi irrationnelle par sa destination, réelle par ses murs et discours par son symbolisme.

La peinture didactique, est irrationnelle par son ampleur décorative et l’occupation de l’espace tridimensionnel. Elle est réelle par sa matière de fresque, ses figures identifiables et son inscription dans des lieux véritables. Elle est discours par ses qualités narratives, ses programmes, ses codes.

La décoration sculptée, est irrationnelle par la fusion des formes, la tension vers l’infini de l’entrelacs et du labyrinthe. Elle est réelle par sa matière, les limites architecturales de ses cadres et les apparitions de figures. Elle est discours par le message symbolique de ses principes.

La réussite exceptionnelle de l’art roman- que l’on pense à l’ampleur des constructions et productions artistiques !!- vient également du fait que à chaque étape ainsi dissociée, peut correspondre malgré tout une lecture symbolique et intense. Par exemple, la prolifération labyrinthique, qui est principe premier de la transcendance des formes qui y sont emprisonnées, devient également forme simple par elle-même, image du monde dans un cadre fini.

Toute figure lisible, différenciée et identifiable, à forte gestalt, devient un monde, échappant au sens unique, de par le symbolisme de ses formes, cercles, triangles et carrés ou la continuité de ses lignes en palmettes ou sa relation à son cadre architectural et souvent dans les lettrines aux codes d’écriture.

 

Il n’est donc pas possible d’isoler les constituants de l’art roman, bien qu’ils soient clairement définis et identifiables ; chaque forme génère une extension, une dilatation des sens jusqu’à la confusion.

Baltrusaïtis écrit à ce sujet : « un univers fantastique est engendré et se répand dans ses conjugaisons de la rigueur et du caprice, et c’est dans ces proliférations excessives des courbes que les images ont peine à suivre que l’on ressent une sorte de neutralisation. Les monstres, les chimères finissent par être absorbés par l’ornement qui la suscite et qui poursuit ses déploiements géométriques se suffisant à eux-mêmes. »[27] ; il écrit encore : « déformations et formations finissent par devenir synonymes. L’avers et le revers de la médaille peuvent être retournés, mais la logique de ces confrontations comporte un stade de rupture de l’équilibre où le revers et l’avers s’enferment chacun dans son écrin. »

Il montre enfin comment quand cette prolifération sort des cadres stricts des formes architecturales ou symboliques, toute la logique, la mesure qi faisait son sens s’écroule. L’entrelacs  et le labyrinthe romans n’ont de sens que dans des espaces délimités et définis ; débordants, ils se dé-densifient, redeviennent formes simples. Les contorsions symboliques des corps peuvent devenir agitation et les décors sculptés quittant les parties articulées des architectures perdent leur emplacement symbolique, donc leur densité.

 

 

Un baroque roman

 

Ce genre de dérive amène Henri Focillon à parler du baroque roman : «  la fabrication en série, l’oubli des fonctions, la profusion du décor, les recherches désordonnées, mettent en question la valeur des expériences acquises et l’autorité des règles fondamentales ; mais ces variations destructrices, ces signes de fatigue, d’inintelligence, d’oubli confirment à postériori la valeur des principes dont ils sont  l’altération. »[28]

Impasse donc, mais cet art baroque roman est comme justifié à postériori par Pétrarque (1304-1374) : « la théologie n’est qu’une poésie dont dieu est l’objet » et Boccace (1313- 1375) : «  la poésie, elle aussi est un savoir, une connaissance, une vérité ». L’impasse donc résiste au bilan totalement négatif. Ainsi, toujours selon H. Focillon : «  la sculpture nous révèle une poétique et une psychologie. L’instinct et la science du jeu dialectique, dans les figures, sont d’accord avec la dialectique dans la forme de la pensée. Il n’est pas indifférent de noter que sur ce point, la scholastique du temps et la décoration des églises sont dominées par  la philosophie de l’abstraction et que ces puristes combinent les uns et les autres d’élégants méandres formels. Mais tandis que le dialecticien se perd dans le dédale de combinaisons vaines, l’imagier crée un monde, prolonge l’homme au-delà de ses limites, donne une forme et une figure à toutes ces audaces et ses songes »

 

Le baroque roman, cette dilatation hors les cadres, annonce par sa démesure l’engorgement et l’impasse de ces principes, mais sa puissance poétique n’échappera pas non plus à Bernard de Cîteaux (1080-1153). Ce n’est pas un hasard si celui-ci construira ses théories cisterciennes en opposition à Cluny (1080-1220). La profusion, aussi subtile soit elle parfois est tout de même, évidemment production d’œuvres réelles, c'est-à-dire malgré tout de valeurs profanes plus ou moins porteuses du sacré ou du discours chrétien. Cette production de quantité s’inscrit bien entendu dans une réalité sociale et  est un repère de la richesse. De même, l’irrationnel n’étant pas l’apanage du christianisme, l’ampleur des programmes roman, le ravissement, l’inintelligible et le magique ou le merveilleux l’emportent parfois sur le discours. L’œuvre d’art est en elle-même cause probable du détournement du sentiment religieux vers le merveilleux et la beauté pure. On retrouve l’inquiétude de certains théologiens devant les œuvres d’art. Les textes de Bernard sont éclairants par leur violence et leur radicalité. Sa défiance par rapport aux philosophes n’a d’égale que sa haine de l’image : « la philosophie est l’invention d’un orgueil diabolique ; il s’agit de surveiller les écarts des philosophes, car toute les hérésies ont même source, l’orgueil. L’homme est sorti de sa mesure ». Il faut relativiser l’importance de la raison au bénéfice de la simplicité évangélique.

 

Bernard demande : «  crois-tu que c’est une petite chose de savoir vivre ? C’est une grande chose, et même la plus grande », «  la règle de vie, rend inutile toute recherche philosophique », «  l’amour de dieu est forme supérieure de connaissance et l’amour de dieu ne peut lui-même avoir de forme, c’est un amor infinitus ; la réalité divine est une personne à aimer, non un objet à connaître ».

C’est dans les discussions avec Abélard que Bernard élabore ses règles. Cette distance prise d’avec la philosophie est l’exacte parallèle de sa défiance face aux figures : «  que font dans les cloîtres, devant les frères en train de lire, ces grotesques qui prêtent à rire, ces beautés d’une étonnante monstruosité ou ces monstres d’une étonnante beauté ? Que font là ces singes obscènes ? Ces lions féroces et ces monstrueux centaures ? Et ces créatures à moitié humaines ? Et ces tigres à poil tacheté ? Et ces soldats qui combattent ? Et ces chasseurs qui soufflent dans le cor ? On peut voir une seule tête rattachée à plusieurs corps et inversement un seul corps possédant plusieurs têtes. On distingue ice un quadrupède avec une queue de serpent et là un poisson avec une tête de quadrupède. Là un animal se présente d’abord comme un cheval, mais il traîne derrière lui son arrière-train de chèvre ; ici c’est un animal cornu qui se transforme en cheval par derrière. En un mot il y a partout une variété de formes différentes si grande et si extraordinaire qu’on a plutôt envie de lire sur les marbres que sur les livres et de passer toute la journée en examinant ces images une à une plutôt que de méditer sur la loi de dieu. »[29]. Il est clair que Bernard se révolte contre deux excès, celui de richesse et d’or et celui des images, images qui perdent toute valeur et puissance de discours.Pourtant les textes chrétiens sont pleins de merveilles et de monstres, de démons et de chimères et ce dès la bible et l’apocalypse ! Par ailleurs, l’argument de Bernard est que la séduction aussi légitime soit-elle des images, détourne de l’essentiel.

L’iconoclasme et la rigueur des cisterciens marquent donc les limites de la démesure romane. Soit par incompréhension ou désaccord sur les principes même de toute forme, soit par dénonciation des excès et impasses des principes créatifs. Bernard mêle les deux argumentations. Son opposition radicale et sophiste n’aura pas le pouvoir de détruire toute pratique iconographique dans l’art religieux de son temps. Cet iconoclasme sera d’ailleurs essentiellement réservé aux moines, à ceux qui se séparent du siècle et  stimulera par opposition le courant parfaitement contemporain des constructeurs et imagiers.

 

 

 

 

Vers l’art gothique.

 

 

Ceci amène à penser que d’une certaine manière, l’art dit gothique intègre nombre de mesures iconoclastes dans ses productions y compris sa production d’images : « que l’emploi des images soit permis – s’il faut les permettre à quelqu’un- aux clercs qui demeurent dans les villes ou dans les bourgs, ou afflue un grand concours de peuple, afin que ces gens simples soient attirés par la beauté des peintures, eux qui ne peuvent être charmés par la subtilité des écrits » [30].

Un autre texte éclaire cette tendance :

« puisqu’à notre époque, nos yeux se laissent séduire par des plaisirs, non seulement sans consistance, mais même profanes, bien trop souvent, et comme je crains qu’il ne serait pas facile actuellement de supprimer ces vaines images des églises et tout particulièrement des cathédrales ou les gens s’attardent, je pense que cette licence serait excusable si du moins on pouvait être charmé par des peintures d’un genre tel qu’elles attirent les simples vers les choses divines, tels les livres pour les laïcs, et qu’elles ramènent les lettrés à aimer encore plus le livre » [31].

Ces  concessions faites aux images, trouvent leur écho dans l’établissement des règles théologiques, celles de sentences et sommes, classant les dogmes. Pour Alain de Lille (1125-1203), le fils, est forme première, naissant de la matière ; il s’est chargé de reformer l’homme déformé par le péché, c'est-à-dire de proposer une image convenable ;

La raison prend une place particulière, intermédiaire, se défiant de la stérilité de la didactique pure. On peut presque dire que la dialectique pure correspond aux proliférations et combinaisons romanes. Il s’agit de lui substituer un nouvel ordre.

« -la dilatation de l’esprit, lorsque l’on voit le dieu en figure.

-l’élévation de l’esprit, lorsqu’on le voit comme un miroir.

-l’aliénation de l’esprit, le ravissement lorsqu’on le contemple en sa simple vérité. »

  « La philosophie est une raison qui s’élève vers la vison ; l’intelligence humaine à son plus haut degré connaît les formes exemplaires créées telles qu’elles sont dans l’intelligence pure, tandis que sous sa forme la plus débile, elle n’atteint que les accidents qui accompagnent les formes. » [32]

Nous avons ici, tant du point de vue didactique que philosophique tous les éléments pour comprendre comment les principes gothiques répondent à ces exigences et comment le gothique fuit l’engorgement roman. 

Si l’art roman fonctionnait sur des principes de muralité, planéité, densification linéaire horizontale et gestalt forte des masses architecturales, ainsi que par superposition et couches de sens, le gothique fonctionnera sur un principe hiérarchique et progressif, agencé autour du symbole évident de la verticalité et de la lumière ; comme l’écrit R. Grosseteste : « le lien du monde est la lumière, et de même qu’il y a la lumen turbidum du bas, il y a la lumen purum, du haut ».

Le passage de la raison à la vision se fera par cette progression multiple, partant du bas sous la lumen turbidum où sont les effets naturels et la figure du dieu que l’esprit dilaté saura voir, l’esprit sera guidé jusqu’à l’aliénation, où il contemplera le dieu en sa simple vérité sous la lumen purum, ou seront les lignes, angles et figures géométriques causes des effets naturels.

Voici défini en fait l’art du vitrail, paradigme de la création  gothique.  Le sens de lecture d’un vitrail est de bas en haut. Les figures et saynètes, lisibles aux degrés inférieurs sont enchâssées dans le cloisonnement des traits noirs et des plombs ; la lumière est soumise aux figures naturelles.

Mais au fur et à mesure que l’œil suit la narration, il s’élève et dissocie de moins en moins les figures ; la lumière et les couleurs débordent les trais jusqu’à une vision supérieure, élevée ou toute image narrative cède le pas à la lumière et ou apparaissent les grandes figures géométriques, structurant, non plus les saynètes mais les vitraux eux-mêmes. Plus le regard s’élève, plus le contre-jour fait disparaître les matériaux de l’architecture, les pierres et  la réalité matérielle de cette architecture disparaît dans le noir absolu. Dans les hauteurs, des vitraux, ainsi guidés, ne subsiste que la lumen purum et les perfections géométriques, flottant dans l’espace, inaccessibles ; l’esprit aliéné est alors ravi ;

Cette progression vers la dédifférenciation, vers la perte de sens narratif et anecdotique, dépasse la confusion du labyrinthe roman en introduisant la lumière, la couleur, la hauteur et la dématérialisation. Nous reparlerons encore de cette métaphore parfaite des paraboles que sont les couleurs. En filtrant la lumière du soleil, les couleurs des vitraux permettent au regard de regarder la lumière en face, sans être ébloui ni aveuglé. Or le modèle chrétien repose essentiellement sur l’idée de l’intermédiaire, le messie, le fils, les paraboles, les prêtres.

La cohérence gothique réussit à dépasser la démesure baroque romane sans céder à l’iconoclasme cistercien. Le génie gothique est d’arriver à l’intensité par l’épure.

D’une certaine façon, à l’origine du fameux less is more, de Mies van der Rohe (fondateur du Bauhaus en 1924), la mesure des architectes et artistes gothiques est dans la rigueur des moyens utilisés, dans l’économie des principes mais aussi dans leur déploiement extrême.

Médiéval en cela que l’ar gothique s’intensifie par extension, dilatation et répétition. Il se différencie du roman terrestre, mural ; comme le rappelle H. Focillon : «  la peinture romane respecte le plein des parois, elle ne creuse pas l’espace derrière les personnages, elle l’annule, soit par l’unité des fonds sombres, soit par une alternance de bandes décoratives »[33].

A la quantité romane, inscrite dans le terrestre, l’opacité et la muralité, le gothique substitue la qualité, la transparence, la linéarité des nervures. La continuité progressive du narratif au lumineux, du trait noir et cerné aux couleurs, des lignes descriptives aux figures géométriques, est typique de l’art du vitrail et trouve son exact pendant dans l’architecture avec l’arc brisé et la croisée d’ogives. En abandonnant la dissociation/articulation piliers/arcs comme carrés/demi-cercles, et de ce fait les stases, les étapes que constituaient les chapiteaux, tympans, linteaux etc. le gothique élabore une remarquable continuité des poussées et des masses, qui dorénavant glissent en cascade, des voûtes les plus hautes jusqu’aux contreforts, via les arcs-boutants. Aux masses et formes dissociées et affirmées du roman, le gothique propose un réseau arachnéen de nervures sans muralité, la voûte et les flancs étant de même nature, le mur disparaît. L’architecture se dilate en fusionnant avec l’air.

Cette continuité spatiale, guide aussi le regard du sol, de l’opacité, de la matière jusqu’au zénith à la transparence, à la couleur ; le passage se fait sans oppositions, sans transitions, sans étapes. Une logique atteignant le merveilleux ;

«  L’homme gothique est  tout en  son œuvre, il n’y disparaît pas, il s’y multiplie et il s’y agrandit sans être anéanti par les masses colossales auxquelles il se mesure. », «  le style gothique porte en lui-même une beauté logique qui a permis de le comparer au développement d’un théorème. Tout ce qui sort de l’ogive révèle en effet la constance, la continuité et la rigueur d’un raisonnement ».[34]

De déductions en spéculations l’art gothique par sa nudité se révèle porteur de vérité.

 

Si le vitrail est comme un véritable programme de l’esthétique gothique et de sa capacité à organiser la démesure, à la mettre en scène, nous retrouvons la même rigueur en architecture. Il y a unité du principe de construction, la nervure, du sol à la voute ; il y a unité du plan au sol avec la quasi disparition des transepts (image de la croix et de l’homme). Il y a encore unité des volumes intérieurs, sans murs et unité de la lumière et du décor, par la couleur des vitraux.

L’unité et l’élan vertical caractérisent donc l’art gothique à son apogée, permettant la saisie immédiate et globale, relativisant toute étape, toute dialectique, tout cheminement ou déambulation. C’est comme ceci que même l’art gothique le plus riche et le plus coloré réussit à répondre à sa façon à l’iconoclasme cistercien.

La hauteur, la fusion de la narration et de l’image dans les formes pures de la géométrie et la lumière pure des vitraux (car non simulée, directe) sont autant de dénis de la décoration figurative.

Le lyrisme et l’élan vers le merveilleux et l’inintelligible tendent à réduire les dimensions discursives de l’art au seul principe de ravissement et de contemplation.

Mais la subtilité est de ne jamais proposer de simulacres ; de toujours laisser voir, de toujours montrer, de laisser comprendre les processus. Rien n’est voilé ou caché dans cet art, aussi le raisonnement n’est jamais le fruit de l’artifice ou de l’illusion et n’est pas ennemi de l’émerveillement.

L’art des cathédrales donne toujours à voir et à comprendre, il permet clairement le passage de la raison au merveilleux et du merveilleux à la raison ; c'est-à-dire de la mesure à la démesure et inversement.

Cette situation flottante ne correspond-elle pas à cette définition de Jean Damascène : « l’objet de la raison humaine, n’est ni la vérité divine inaccessible, ni l’univers physique, car les choses sensibles contiennent trop de non-être. Or l’objet de la raison est l’être. ». Entre lumen purum et lumen turbidum l’homme gothique trouve dans la cathédrale son ludion philosophique ; l’homme n’est il pas lui-même modèle de cette transition ?

Moins par sa figure et  ses proportions que par sa raison ? Ainsi l’image de l’homme dans l’art gothique se détache des contorsions et soumissions aux cadres et aux déformations. Les seules déformations notables sont les étirements verticaux de Chartres ou l’allongement des statues en hauteur (comme à Reims) qui rétablissent les déformations dues à la contre plongée.

La figure humaine s’autonomise, sans condenser toutefois en elle la symbolique romane ni la connaissance de la renaissance ; c’est avant tout l’être qui est figuré dans son apparence sereine ; I n’y a donc pas de modèle idéal humain en figure ou proportions. La figure humaine est simplement mais manifestement intégrée à la logique architecturale participant à sa mesure à l’élan. Tronçon, partie, segment, module...la sculpture gothique est comme l’aune de la démesure, de la continuité. C’est sa place et son échelle qui ont valeur symbolique sans ambigüité ; ainsi sa forme peut s’élaborer jusqu’au réalisme sans perdre aucunement sa dimension transcendante.

Cette figure n’est pas au sol, elle n’est ni dans le temps ni dans l’espace ; son seul lieu est l’architecture ; les sculptures peuvent donc s’épanouir, ainsi accueillies et englobées, jusqu’au portrait.

L’art du portrait, du drapé, de la ronde bosse des sculptures gothiques est comparable à la grandes statuaire grecque et l’on parle parfois d’âge praxitélien de la sculpture gothique. Cependant, ces statues ne sont pas envisageables théoriquement hors de leur cadre, de leur lancette, des porches des niches, en dehors du cosmos que représente l’ensemble architectural d’une cathédrale et d’une église.

L’art gothique, à son apogée réunit les trois mesures de densité :

L’irrationnel, par l’élan et la couleur, la lumière, la verticalité, l’unité.

Le réel par la figure, la virtuosité technique, la vérité et lisibilité des matériaux.

Le discours par l’ordre et la cohérence, l’intelligence au service du merveilleux ;

Cet équilibre extraordinaire fut à l’origine de deux siècles complets d’enthousiasme architectural encore plus développé qu’auparavant. Dans cet univers cohérent, le gothique cistercien et le gothique flamboyant polarisent les pratiques.

Le point faible, si l’on ose s’exprimer ainsi, est le discours ; peu didactique, à peine symbolique, non narratif, il tend à se réduire au ravissement à l’émerveillement devant l’intelligence de l’homme au service de la grandeur du dieu. L’élévation et l’aliénation tendent à nier progressivement l’ancrage dans l’espace et le temps. La disparition de la symbolique au sol (plan en croix- référence à Jésus) devient absence de repère, avec la nef unique sans transept ; la saisie immédiate de l’espace, l’ascension rapide vers les hauteurs, par les colonnettes et les lancettes, les nervures et les vitraux tendent à raccourcir la progression au bénéfice du ravissement immédiat. Basculement du corps vers les hauteurs.

L’ élision du sol se fait au bénéfice de la lumière et de la couleur, ce phénomène que l’on, constatait dans l’art byzantin ( hauteur/or/ coupoles). On le retrouvera plus tard dans l’art baroque du XVIIe siècle, aux plafonds peints, aux contre-plongées hallucinées et aux architectures dilatées ; le corps perd ses marques, reste la tension de la vision.

La teneur essentielle du discours gothique est la contemplation et le ravissement. Cette teneur se fonde plutôt une mystique qu’une connaissance et il n’est pas étonnant de voir cet art encadré par l’iconoclasme et l’austérité cistercienne, comme par la profusion virtuose du gothique dit flamboyant.

Monastique et austère, le gothique cistercien ne retient que l’ogive, la lumière, la géométrie et l’unité ; On bannit la nervure, la dynamique, la couleur, la sculpture. L’établissement de règles strictes tend à instaurer des normes maximales et minimales, selon le principe de la convenance d’échelle et des proportions ; cette version de l’épure tient autant de l’art roman que du gothique et se donne pour programme la contemplation : « aux constructeurs des cathédrales riches en effets plastiques, en profondeur d’ombres, en lumières savantes, multicolores, elle montre l’exemple d’un art, qui de la règle, de l’équerre, d’une clarté froide et non déguisée, tire tout le secret de la beauté..Ils ont expulsé de l’art religieux ce qui restait encore de fastes et de mystère oriental, avec les raffinements de la culture clunisienne et la virtuosité des grands dialecticiens. »[35]

Le gothique flamboyant ou gothique tardif retrouve lui la tendance à la prolifération et au jeu gratuit. La virtuosité technique, le principe des nervures, le lyrisme, autant de domaines dans lesquels le système est à ce point élaboré qu’il tend à s’autonomiser et à développer sa propre logique, au détriment du parti pris initial d’unité.

La démesure s’installe par :

-la quantité, la tentation du colossal (Beauvais-Milan)

-la transgression, l’agitation le désordre.

-la spéculation, la prolifération infinie.

Focillon écrit encore : « l’architecture gothique du XVe siècle témoigne d’une grande confusion, dans les voutes qui s’encombrent de membres secondaires, d’ogives de surcroît, de liernes et tercerons, de tous les éléments de combinaisons étoilées…qui aboutissent à des effets d’une extrême complexité…la structure perdant tout son sens et acquérant une valeur de décor. » ; il écrit encore : « les structures disparaissent sous un réseau de balustrades ou s’enchevêtrent courbes et contrecourbes sous un filigrane de pierre, où les vides dévorent les pleins, refouillés, chantournés…au centre d’un filet de vraies et fausses ogives, d’énormes clefs pendent comme des stalactites…jamais l’art occidental n’a été aussi proche du luxe ornemental de l’orient, de sa profusion de caprices sans buts apparents, sans rapports avec la construction…le pointillé de lumière, ce parcours onduleux, ces flammes de pierres sont les traits principaux d’une illusion d’optique qui déguise à nos yeux les masses anéanties. »[36]

Le gothique dit flamboyant s’écarte de la logique et de l’intelligence, par la gratuité de ses structures ; l’esprit ne peut donc ni déduire, ni comprendre les principes architecturaux ; il ne peut donc être que séduit ou se perdre dans ce réseau sans origine ni fin. On retrouve là l’intensité magique du labyrinthe et de l’entrelacs.

Les nervures flamboyantes et formelles s’écartent de la logique stéréotomique et ouvrent la voie à l’excès, la démesure.

La raison et la mesure n’ont plus lieu d’être. Les excès contenus dans la rigueur étaient bien en germe dès l’origine du gothique, car son programme était malgré tout la démesure et le triomphe absolu du christianisme. On citera encore Focillon : « l’architecture, à la fin du moyen-âge, a le privilège de la qualité féérique. Elle aussi, dans la mesure ou elle méconnait l’antique mesure des rapports, elle est irréaliste…cette sensibilité, ce luxe, ce désordre, sont d’accord avec la vie morale du siècle, et contribuent à colorer ses valeurs essentielles. », Pour conclure : « le goût du détail complexe, une ardeur confuse que nulle règle ne contient, multiplie les méandres de la pierre. C’est une poussée d’épisodes accessoires, l’expansion et le malaise d’un désordre qui cherche sa loi. » . Ces citations constituent une transition bienvenue.

Nous verrons comment, autour du franciscanisme vont pouvoir se réévaluer e s’ordonner un certains nombres d’emprunts à la culture humaniste antique.

Ces emprunts, qui ont nourri l’art médiéval de façon plus ou moins intense, philosophie grecque, tendances humanistes, scientifique, littéraires, plastiques n’avaient jamais réussi à faire système, comme l’écrit Erwin Panofsky dans son texte la renaissance et ses signes avant-courriers en occident.[37]

Nous verrons comment Pétrarque renverse les valeurs étapistes de l’histoire et réhabilite l’antique dans sa cohérence et comment Giotto élabore de nouvelles règles, de nouvelles mesures, tout en prolongeant l’iconographie chrétienne. Il ouvre une période inscrite au sol, marquant ses repères et recensant, en les mesurant, les quantités.

Des arts médiévaux, denses par extensions ou prolifération, horizontales, verticales, linéaires, la Renaissance introduira la densité du volume, de la tridimensionnalité figurée, de la psychologie et de la lumière solaire, de la temporalité. Comme Pétrarque refait l’antique, Giotto, par St François, refait le christ et la peinture, au lieu d’être contenue dans l’architecture, la contiendra par la perspective empirique.



[1]  figura est formé sur le  radical de fingere : modeler dans l’argile

[2] A. Grabar,  l’iconoclasme byzantin, éd. Champs-Flammarion…..

[3] C. Desroche Noblecourt…

[4] Grabar, op.cit

[5] Jacques de Voragine, la légende dorée, Garnier Flammarion.

[6] H. Stierlin, Orient Byzantin, éd. Seuil

[7] Gibbon, La chute de l’empire romain, coll. Bouquins.

[8] Né vers 676à Damas et mort en 749

[9] A. Grabar, op.cit

[10]Fondateur de l’ orthodoxie au VIIIe siècle , né à Constantinople en 759, mort en -826

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[11] Vassilis Alexakis, Ap. J. Christ, folio, 2007

[12] G. Bataille, Lascaux, éd. Skira-Flammarion

[13] A. Grabar, op.cit

[14] E. Bréhier, la philosophie au moyen-âge, éd. Albin Michel…

[15] Idem

[16] E. Panofsky, la Renaissance et ses avants courriers, éd. Champs- Flammarion

[17]  Idem (p. 14)

[18]  M.M. Davy, initiation à la symbolique romane, éd. Champs, Flammarion.

[19] A. Grabar, les voies de la création en iconographie chrétienne, éd. Champs, Flammarion,  1994

[20] Erhenzweig, l’ordre caché de l’art, TEL, Gallimard

[21] Baltrusaïtis, formations et déformations

[22] Davy, op.cit.

[23] Op.cit

[24] idem

[25] H. Focillon, le moyen âge roman et gothique, éd. le livre de poche.

[26] J. Baltrusaïtis, op.cit.

[27] Baltrusaïtis, op.cit.

[28] Focillon, op.cit. p. 128

[29] Bernard de Cîteaux, apologie à Guillaume de St Thierry abbé de Cluny. Vers 1125.

[30] Hugues de Fouilloy, Prieur de Saint-Laurent-au-Bois (1110-1174),  le cloître de l’âme.

[31] Anonyme, Pictor in carmine

[32] Robert Grosseteste (1175-1253), cité par Bréhier, op.cit. p.254

[33] H. Focillon, op.cit.

[34] idem

[35] H. Focillon, op.cit. p.397

[36] Idem.

[37]  Ed. Champs-Flammarion.