MATISSE, MALEVITCH, MONDRIAN,

voie de la paix par la PURIFICATION

 

Catharsis, du  grec, purification, évacuation ; concept médical élaboré par Hippocrate pour qui, “ la bonne répartition des humeurs, clef de la santé exige le dégorgement d'une humeur surabondante ”,  Katharos, voulant dire pur, propre

Ages d'or

Qu’est-ce donc qui serait impur, sale, surabondant dans le domaine des arts plastiques, qui exigerait d’être exclu, évacué ? Que devient cette part? Est-elle réellement évacuée et sous quelle forme peut elle persister ? Enfin, cette course à la purification est elle assimilable à la quête du sentiment de paix ?

“ Je veux que ceux qui entreront dans ma chapelle se sentent purifiés et déchargés de leurs fardeaux ”, dit Matisse à propos de son public, mais il dit aussi à propos de sa pratique : “ II faut se présenter avec la plus grande humilité tout blanc, tout pur, candide, le cerveau semblant vide dans un état d'esprit analogue à celui du communiant approchant la sainte table ”, Matisse assigne clairement la même exigence et  la même finalité à sa pratique artistique et au jugement esthétique de ses œuvres. Matisse veut donner la paix par la purification et ne pratique que pacifié, purifié. L’œuvre est une médiation entre sa sérénité et celle du spectateur. “ ..Ce que je rêve, c'est un art d'équilibre, de pureté, de tranquillité, sans sujet inquiétant ou préoccupant, qui soit pour tout travailleur cérébral, pour l'homme d'affaire, aussi bien que pour l'artiste de lettres, par exemple, un lénifiant, un calmant cérébral,...quelque chose d'analogue à un bon fauteuil qui délasse de la fatigue physique ”. Ainsi, comme l'écrit P. Schneider : “  Guérir, soulager, alléger, tels sont les objectifs que du début à la fin de sa carrière, Matisse assigne à son art ”. Mais cela exige une responsabilité lourde : “ Je n'ai jamais évité l'influence des autres, j'aurais considéré cela comme une lâcheté et un manque de sincérité vis à vis de moi-même. Je crois que la personnalité de l'artiste se développe par des luttes qu'elle a à subir, même si le combat lui est fatal, c'est que tel devait être son sort. ” (p.32) Ce combat, ces luttes sont ici définis mais non dans les termes qui s'opposent et  j'aimerais justement dévoiler une partie des forces en jeu dans cette pratique. Un point de repère, peut être, ce qui en termes positifs est institué par Matisse. Ainsi à contrario apparaîtront les forces obscures qu'il tente d'éradiquer.  L'âge d'or- la joie de vivre  (1905-6) est l'état de ce que Matisse appelle son idée fixe. Selon Schneider, le même  Schneider qui souligne comme un signe, la récurrence dans l’œuvre de Matisse des oranges et des poissons rouges: “ Peindre une orange, c'est poser sur la toile un ton pur ”, et l'orange est “ la pomme d'or ”; quand au poisson rouge, c'est le “ gold fish ”, celui qui échappe à la “ pesanteur des citoyens de l'âge du fer ” (P. Schneider). Ainsi nous pourrions reprendre Matisse là où nous avions laissé Gauguin, c'est à dire autour de ce même mythe de l'âge d'or. Cette référence étant d'ailleurs au sens strict,1'origine et la fin de tout l'art de Matisse cette peinture de 1905, lui servant de “ minerai ” pour la quasi totalité de son œuvre. Nous    commençons   à   voir   se   dessiner   plusieurs pistes/éclairées alors par cette citation de Lao Tseu : “  C'est plutôt entre les choses que dans les choses qu'il faut chercher l'essentiel ”. Ce que Cézanne avait réussi à prouver à sa manière, à force de scrutation  est pendant un moment repris de façon assez systématique par les pointillistes et le premier Matisse, le vide circulant entre les formes, mais en fait ce n'est pas la voie picturale que retiendra Matisse, “ De toute évidence, ce qui intéresse Matisse dans la doctrine de Signac, c'est le pur de la couleur, non la logique fastidieuse de son application. ” (P. Schneider,p.6 Tt.L'O.P.) Ainsi Matisse mettant clairement  en avant,    la pureté et l’apesanteur, le vide, la couleur, désigne assez nettement (et nous y reviendrons) par opposition la gravité, le plein, l’ombre, c'est à dire presque tout ce qui est de l'ordre du pesant et surtout du terrestre. Nous voyons bien comment son  âge d’or est éloigné du mythe paysan de  Breughel ; cet âge d’or de Matisse n'est alors pas non plus celui de Gauguin, qui pensait l'avoir trouvé sur terre. Celui de  Matisse n'existe pas autre part que dans la peinture et ce domaine mythique est accessible à certaines conditions.

Cet objectif que Matisse se fixe assez clairement somme toute est cependant paradoxal, l'histoire des arts plastiques étant au contraire, marquée par son inscription au sol dans la matière, dans le modelé des ombres et lumières, dans la perspective et l'ordonnancement des corps dans un espace décrit.

Il faut en fait remonter à l'art byzantin et à Fra Angelico pour retrouver un tel déni de la pesanteur, de la masse et une réelle valeur plastique donnée à l'or dans la représentation ; mais   cette   cohérence des   Byzantins   et d'Angelico, est celle du mysticisme ; or Matisse, n'est pas mystique, n'est pas religieux (de nombreuses anecdotes le disent) ; alors où trouver cette cohérence et comment justifier cette capacité a éliminer des pans entiers de la pratique picturale.

“La révélation m'est toujours venue de l'orient ” dit-il, et encore : “je cherche à exprimer le sentiment religieux que j'ai de la vie...tout art digne de ce nom est religieux ”. Ainsi Matisse, délimite son  univers pictural  et  sa mystique, plaçant  en  fait  l'art  au  rang  d'une pratique religieuse, comme expression supérieure de la vie. C'est  ainsi que c'est au cœur même de la pratique artistique que pourra s'épanouir la beauté purifiante, en auto référence. Il découlera de cette conception une limitation claire dans  le choix des sujets. La peinture pouvant devenir elle-même son propre sujet. Ceci  explique aussi comment l’œuvre de Matisse est la déclinaison de quelques œuvres de ses débuts, notamment l'âge d'or et les ateliers. Sans jamais traiter la complexité de   l'univers en élaboration au XXème siècle qui de la 1ère à a 2ème guerre  mondiale,1'affectera  pourtant  durement  (Amis tué, femme emprisonnée, fille torturée..)

 Nous  pouvons   alors   rapprocher  ce  qui   est   éliminé plastiquement  matière, terre, pesanteur, ombre, masse et ce qui est éliminé du point de vue iconographique : violence, guerres, urbanisme, technologie etc. Il   y   aurait   donc, pour   synthétiser, un   univers   des choses, de la réalité, de la contrainte (pesanteur par ex.) qui est l'univers pourrait on dire chthonien, celui des corps pesants, des choses, des masses,  des univers compacts, durs, des ombres, de  la matière ;  en  fait nous  comprenons  mieux  alors comment  cette phrase  de  Lao  Tseu,  éclaire  le  travail  de Matisse : “ C'est entre les choses qu'il faut voir l'essentiel.. ”. Ainsi ce sont dans les interstices et les fractures de cet univers que pourront émerger les essences. Or depuis   des   siècles   la   lumière   est   une   valeur positive, opposée à la matière, cette essence est  supérieure “ car  non  souillée  par  l'ordure  qu'elle  éclaire ”  dit  en substance Marsile Ficin, à la Renaissance ; de plus cette même lumière se voit attribuer une fonction cathartique, selon Schopenhauer : “ La lumière est la plus réjouissante des choses ,elle est le symbole de tout ce qui est bon et qui guérit ”, ainsi la lumière sera bien pour Matisse, non seulement ce qui purifie et guérit, mais aussi ce qui peut “ circuler entre les choses ”. De ce rapport aux choses et à la matière, Malévitch nous entretient : “ Je souhaite insérer mon cerveau agité par la lutte dans la nature, et m'y dissoudre...mais elle refuse de se laisser percer ; comme une sorcière elle se transforme en vapeur, en eau, en bois en cendre....quand on souhaite dominer cette sorcière elle se transforme en chienne, et quand on veut la battre, elle esquive les coups en tournant comme une folle. Cette sorcière est invulnérable elle s'appelle matière ” (Malévitch. p.201). Se dissoudre  est  son objectif/s'insérer entre  les  choses. Ainsi nous pouvons peut être rapprocher Malévitch de Matisse. Le  premier  exprimant  crûment  ce  que  le  second  laisse deviner.  Comme Matisse d'ailleurs,  Malévitch a  son  repère initial, son mythe de paradis ,de paix, mais pour lui, le mythe paysan est encore opérant : “ L'ensemble de la vie des paysans me réjouissait fort. je préférais lier amitié avec des enfants de paysans que je considérais toujours libres, qui vivaient dans la liberté des champs,...avec les chevaux les moutons, les cochons. ”. Malévitch conçoit son univers paysan comme une communauté stable (pangere) d'êtres humains qui sont engagés dans une action constante avec la nature ...(p.143) écrit l'auteur de l'article en citant l’artiste.  Ainsi, malgré leur sort peu enviable, les paysans russes du début du siècle peuvent encore  faire fantasmer des êtres comme Malévitch en quête de fusion avec le monde.  Pénétrer entre les choses, mais Malévitch réserve un sort  bien particulier à ses paysans, il va les “ zaoumniser ” tel le fameux: carré rouge, soit le “ réalisme  pictural d'une paysanne en deux dimensions ”.

Que faut-il éliminer ?

Il s'agirait donc bien pour Matisse comme pour Malévitch de “ régler son compte à la matière ” ; pour Mondrian (1872-1944) l'objectif est de : “ Détruire toute forme de naturalisme en art ”   et d'atteindre la maturité en art, c'est à dire : “ ..s'opposer à la domination de l'individuel dans la plastique, à savoir, la forme et la couleur naturelle. . ”.  Ainsi nous sommes encore avec Mondrian dans une logique conflictuelle, qui s'oppose cette fois au couple Nature/Figure ; les  masses  et  les  corps  étant  donc  désignés  comme essentiellement mauvais pour un art mûr. Quant à la couleur naturelle  c'est  bien  entendu  le  modelé, la  couleur  qui inscrit l'objet dans un espace donné ; c'est une couleur qui colle à  l' objet, à  l'opposé  de  la  couleur pure, qui  s'en détache. Malévitch lui répond comme en écho : “  Quand disparaîtra l'habitude de voir dans les tableaux des petits coins de nature, ou des madones ou des Venus impudiques, alors seulement nous verrons l’œuvre picturale. ” !

 Il faut “ ..abandonner la terre et se tourner vers la sereine ironie de l'éternel azur ” écrit-il. On ne peut désigner plus clairement la part maudite de l'univers : la terre, les corps, la nature, les formes pesantes, la matière, la couleur prisonnière du modelé...La “ bonne peinture ”, la peinture de la  maturité ; l'œuvre picturale  pour  reprendre  leurs  termes  exige  donc  : “ le dégorgement des sujets et effets surabondants. ”.

“ Je me suis transformé en zéro des formes et je me suis repêché du trou d'eau des détritus de l'art académique ”. ( Malévitch). Paradoxalement alors, la vérité picturale de ce qui était un  âge  d'or  possible  sur  terre pour  Malévitch,  le  monde paysan, ne peut s'exprimer qu'en niant de façon absolue ce qui le  caractérise   pourtant  matière, terre, corps, ombres  (voir Breughel  et  les  traditions  picturales  autour  du  mythe paysan.). Malévitch veut donc décoller de la terre, mais en y gardant  un  repère  :  l'univers  paysan;  celui  ci  restant finalement comme une  pépite à dégrossir.  Rappelions le titre de ce carré rouge : réalisme pictural d'une paysanne en deux dimensions.

Moyens, armes.

 Si je pense avoir  souligné les points de départ de ces  artistes  et  leurs  exigences  , notamment  cette  exigence extrême à se détacher, à se purger de certaines données du monde, quels  moyens pourront ils employer ? Quelles armes, puisqu'il s'agit d'un conflit interne clairement décrit par Matisse,  et surtout pour quelle paix? Si Matisse n'utilise pas les mêmes armes que Malévitch et Mondrian, c'est à dire essentiellement le géométrisme et les combinaisons de monochromes, il sera sans doute plus révélateur de repérer précisément ce qu'il élimine, le radicalisme des autres brouillant quelque peu les pistes. A Matisse, Bouguereau (dictateur de la peinture académique) avait dit : “ Vous avez grand besoin d'apprendre la perspective.. ”. Tout un programme ; autrement dit, vous devez ancrer vos figures  dans  un espace tridimensionnel  compté ;  vous  devez apprendre  la  pesanteur  et  l'ordre  des choses  sur  la terre. C'est à dire précisément ce qui rebutait Matisse. Plus éclairé bien sûr, son professeur Gustave Moreau, lui avait dit : “ Vous allez simplifier la peinture.. ”, ce que Matisse finit bien par comprendre : “ Tout ce qui n'a pas d'utilité dans le tableau est par là même nuisible. Une œuvre comporte une harmonie d'ensemble. Tout détail superflu prendrait dans l'esprit du spectateur la place d'un autre détail essentiel ”. Tout  est  dit  d'une  certaine manière, et  ce  qu'élimine Matisse est clair.  Dans la Danse par exemple, d'abord, le sujet, est un détail agrandi de l'âge d'or ; cette danse est ce qui détache les corps du sol, de la pesanteur; ils s'élèvent ; puis la danse est une fête qui les éloigne de la nécessité, de la gravité selon  les  deux  sens du  mot. Cette danse qui sera développée toute sa vie par Matisse est dans un espace sans perspective. Seul le signe courbe, pure ligne, évoque le sol, la terre  (et  même  la  Terre). Une  surface  bleue  évoque  les hauteurs, il n'y a pas d'horizon ou alors c'est cette ligne courbe mais les corps sont quasiment tous au dessus de cette limite. C'est donc l'inversion absolue de la danse des paysans de Breughel. Cette danse se déroule dans le plan du tableau, non dans  celui  de  la  profondeur, et  les  corps  sont  sans modelés, sans  ombres, sans  individualité notable  (en  cela  il devance les exigences de Mondrian). Les couleurs ne sont pas naturelles et ces nus ne sont pas impudiques. La  danse  en  ronde, par  essence  réunit  les  corps  et dépasse  leur  individuation ;  c'est  une  façon de mettre  en scène, en piste, ce qui se passe entre les figures. De même,  la musique, second panneau de ce diptyque, tend à faire léviter les corps,  et a cette même fonction cathartique. Plus encore que la danse, a musique est ce qui est entre les corps, entre les choses, définition de l'essentiel selon Lao Tseu. Mais là encore il s'agit de sujets, de thèmes en fait extérieurs au domaine strict de la peinture. C'est  autour de sa conception de l'espace et de la lumière que Matisse construit véritablement son système, plus que des sujets.

Dans son atelier rouge, tout objet réel apparaît comme en négatif, écrit M. Pleynet (p.212), en négatif, au sens strict, c'est à dire que la plupart des objets extérieurs au domaine pictural sont peints comme en  réserve, c'est  à  dire,  laissés  non-peints  plutôt  que tracés. Résidus fantomatiques, traces laissées in extremis. Ce qui réunit, ce qui lie, est ici, non plus une figure comme la ronde ou un sujet comme la musique, mais bien une réalité picturale, la couleur. C'est là le génie de Matisse, de dépasser la connotation de la couleur, qui est ainsi décollée de la nature des choses pour prendre sa véritable valeur, celle d'une qualité lumineuse spécifique, d'une longueur d'onde, d'une sensation, d’un espace. Alors la lumière n'est pas une question de contrastes, de modelés, de dégradés, d'éclat, mais de vibration, d'intensité. La   lumière,   baigne, circule   et   pour   Matisse, la lumière, c'est la couleur. Chaque couleur est une lumière; le reste est à éliminer, le reste est nuisible. Demeure cependant la question essentielle de la forme. Par exemple, dans la desserte rouge (1908, l’Hermitage), ce que Matisse réussit à faire de la lumière et des couleurs, à savoir dépasser l' anecdote et l' apparence, la contingence et l'enfermement est il possible relativement aux formes ? Quelle épure ? Qu'éliminer qui ne soit pas nécessaire et comment conclure une forme, sans l'enfermer. Comment ensuite lier ces formes tout en les affirmant ? Ce que le sfumato de Léonard de Vinci, le fondu de Titien, le brouillard de Turner et le fractionnement de Monet ont   réussi   à   faire, c’est, à dire, relier des former définies, malgré la perspective et leur échelonnement dans l’espace comment Matisse le fera t- il ? Lui qui abandonne les dégradés, les modelés et le divisionnisme ?  C'est comme il le dit, de l'orient encore que lui viendra la solution, par l'arabesque la ligne.  La récurrence de la ligne et de la forme, déborde les limites des figures ; les formes ici sont résumées à un registres de courbes, de rinceaux, de palmettes, de fuseaux, de motifs végétaux. C'est un réseau qui tisse un  pattern  selon l'expression de Anton Erhenzweig, et qui brise ainsi la prégnance des   figures, leur   gestalt, leur   pesanteur, leurs cloisons. Prenons la nature morte aux aubergines, de 1911, nous voyons qu’étendu à l'espace ce principe est particulièrement efficace. Dans cette peinture, la circulation du regard est continue ; glissant d'un plan à l'autre, sans cesse appelé ailleurs, réunissant les zones les plus éloignées dans le plan ou la profondeur. Ces deux principes matissiens (la lumière/couleur et l'arabesque), ont pour point commun une exigence radicale, celle du plan. En effet si la lumière est couleur/si la couleur doit être pure (c'est à dire non modulée) elle doit être étendue. Sa qualité est la surface, la quantité de surface donc. Ce que Matisse exprime avec limpidité : “ 2m² de bleu sont plus bleus qu'un cm² du même bleu ”. De même, l'arabesque, la ligne unidimensionnelle ne s'exprime pleinement, sans confusion que dans le plan où elle se déploie et s'étend. Ainsi, la perspective est une nuisance et le modelé un parasite. La nature morte aux aubergines/s'inscrit dans la tradition des Vélasquez, Poussin, Vermeer, Manet et Degas, réaffirmant par l'image dans l'image,  la primauté du plan pour un peintre. Nous voyons bien nettement ce que Matisse retient et ce qu'il élimine. Nous voyons de plus en plus clairement les forces en  jeu et  la subtilité du conflit. Les qualités de surface   et   d'étendue   sont  également,   de   façon  plus radicale mais pas forcément plus subtile,  les moyens mis en œuvre par Malévitch et Mondrian dans leur quête de pureté : “ Ma peinture c'est la couleur. Mon système nerveux est coloré par elles. Mon cerveau est brillant  et  braille  par  la  couleur. ” (Mal.p.60). Les premiers monochromes sont ceux de Malévitch et de Rodcenko, affirmant du même coup, et la couleur, et la surface comme indissociablement liées. Le carré est à la surface, ce que le blanc est à la lumière, c'est à dire son expression la plus manifeste.

 Mondrian  quant  à  lui  réussit  de  façon  magistrale, à briser les cadres par la réplication du carré et la puissante prégnance  des  lignes. Paradoxe  étonnant  d'une  arabesque carrée, recelant un potentiel de déploiement  dans  l'espace hors champ du tableau. La couleur est chez lui ramenée (lentement) à la valeur de repère, les couleurs primaires étant si l'on veut comme un repère orthonormé de l'univers lumineux.

Violence, radicalité.

Nous reviendrons tout à l'heure sur cette dimension manifeste de l'extension, du    déploiement, mais  que  ce  soit Mondrian, Malévitch  ou  Matisse, tous  les  trois  ont  cette tentation et cette volonté de restituer une étendue maximale et ce, même hors des cadres. Par  exemple,  Matisse, qui par découpages et collages étend  progressivement  son  dessin  au  delà  des premières limites de son support ; le support suit alors ici les nécessités de la bonne forme. C'est encore Matisse qui saura briser la centralité de l' œuvre, car cette centralité est  une  pesanteur visuelle, un point d'accroche, d'ancrage, assimilable peut être au point de fuite, focalisation évidente. “ Ses arabesques sont toujours suspendues et jouent de telle sorte qu'il soit impossible de considérer le motif central autrement que comme la poussière d'étoiles après une explosion galactique …..Cette vision périphérique de Matisse empêche le regard de se fixer et d'inventer un récit.. ” (Schneider ). A  l'absence  de  centralité  se  substitue  donc  une  vision flottante ; or cette vision flottante est la plus proche façon de rendre par la vision , l’apesanteur. C'est à dire que c'est la vision la plus détachée d'un corps terrestre agissant. Alors est éliminée la trouée perspective qui est comme le miroir d'un regard centré, pesant et actif au bénéfice d'une planéité ravissante. Je pense que l'on peut rapprocher ceci de cette déclaration de Malévitch : “ Je me suis vu dans l'espace, disséminé dans des points et des bandes de couleur; je disparaissais dans le vide et puis, en été je me suis proclamé Président de l’Espace ” (Mal.1917 ; p.192). Mais si la perspective peut reconstruire fictivement un espace très grand, en profondeur, les qualités d'étendue et de surface, elles,  ne peuvent souffrir de réduction.  Il y a donc une dimension absolue dans ces pratiques, qui ne peut supporter la demi-mesure. C'est à que nous retrouverons une radicalité presque guerrière chez ces artistes purificateurs. En effet rien ne peut relativiser leurs absolus. Matisse est donc le premier peintre contemporain à se libérer nettement de la peinture de chevalet et à oser donner une dimension murale à ses peintures. Il rompt ainsi avec le modèle de la trouée, de la fenêtre. même quand il peint des fenêtres. Ce qui est déterminant dans ce cas là c'est la dimension réelle de la peinture et non sa spatialité figurée. Nous  reviendrons  donc  plus  tard  sur  les  prolongements architecturaux de cette peinture. La radicalité de Malévitch s'exprime moins dans la surface que dans la tendance iconoclaste, le blanc étant pour lui l'espace, quelle que soit sa dimension réelle. Mais cette radicalité   s'exprime surtout en termes politiques, pour Malévitch, le supprématisme est une vérité absolue : “ ..Le rôle du maître allant loin au-delà de la simple éducation... La formalisation des procédures pédagogiques...ainsi que la terminologie employée révélant des intentions autres: médecin, malade, diagnostics, recettes tout cela utilisé sans la moindre trace d'un jeu!! De même que le carré noir devenant symbole supprématiste, cousu sur la manche du maître et des élèves en signe d'initiation  écrit Irma Karassik  (p.196) ; elle écrit encore,  toujours à propos de Malévitch dans son rôle de véritable gourou du supprématisme : “ II aimait les manifestations, les débats...Il fonçait à travers la foule et prêchait sa foi; il avait beaucoup d'élèves fanatiques ; ils constituaient ses colonnes d'assaut et il les lançait dans la. bagarre quand il le jugeait nécessaire. Il savait inculquer une foi illimitée en lui, ses élèves le déifiaient etc. ”. Il semble clair par ces exemples que pour Malévitch, il s'agit d'un combat, d'une bataille aux enjeux essentiels. Cette violence se retrouve dans la brouille mémorable entre Mondrian et Van Doesburg à propos de la diagonale ; en effet Mondrian, combine si l'on veut une inscription dans la réalité par son déploiement formel, et une part mystique dans sa symbolique du noir et blanc, des couleurs primaires et des orthogonales, mais il impose également cela comme une vérité absolue qu'il instaure comme Néo Plasticisme ; c'est a dire comme nouveaux et uniques repères plastiques ;  mais nécessaires et suffisants, applicables à tous les individus, toutes les pratiques plastiques : peinture, sculpture, architecture. Ainsi la diagonale de Van Doesburg devient elle une pure hérésie, sombrant dans l’anecdote et le formalisme le plus plat.

Cette querelle fameuse entre Mondrian et Théo Van Doesburg éclaire là encore la radicalité des recherches de Mondrian. Cette violence que lui comme Malévitch, ils se font à eux même dans leur logique d'épuration, cette violence qu'ils font à la tradition picturale et qui les amène aux frontières de l'iconoclasme et de la non-peinture, doit à leurs yeux être étayée théoriquement par des constructions intellectuelles assez absconses; on pourrait croire, et c'est sans doute le cas, que ces innovations picturales ne pouvaient pas imposer leur légitimité auprès des contemporains, comme à leurs propres yeux de par leurs seules qualités.

Les rapports très étroits de Mondrian avec la théosophie, l'influence des textes de Schoenmaker, mathématicien mystique auteur des “ principes de mathématique  plastique ”, sorte  de   néo-pythagoricisme, montre à quel point ces artistes ont dû chercher confusément des supports théoriques à leurs travaux. Tout aussi  confus et mystiques sont les concepts  zaoumnistes de Malévitch, notamment le principe de la peinture transmentale. Ainsi, la dimension dogmatique, voire sectaire qui entoure leurs productions plastiques, est totale, qu’elle se traduise dans leurs attitude, comme dans leurs pensées. Ce dogmatisme ayant bien entendu prétention universelle ; pour Malévitch, le supprématisme est le point de départ d'un nouvel ordre comme pour Mondrian le Néo-Plasticisme. Nouvelles pratiques ayant vocation à s'imposer comme vérités uniques dans leur domaine et comme voies de la sérénité universelle (sic), de la Paix. Sont-ce là des complexes d'artistes marqués par l'annonce de la mort de l'art  par Hegel ? Croient ils par le dépouillement, par la simplicité des moyens mis en œuvre, se détachant des formes et des anecdotes, retrouver une pensée du sacré ? Cette dénégation des moyens propres à l'art pictural serait elle alors une garantie de spiritualité ? Ce minimalisme pictural doublé de prétentions philosophiques revendiquées serait il une réponse positive à cette idée que l'art n'est qu'une faible philosophie, empêtrée dans des formes et figures et ayant perdu le sens du sacré ? Je ne peux répondre ; c'est la piste que nous indique cependant Croce. Toujours est il, que, à l'évidence, le conflit est à son paroxysme, et la quête d'une paix par la pratique plastique minimaliste est un combat très ardu. “  L'artiste des temps nouveaux (post hégélien) descend dans les profondeurs de soi-même et il y trouve l’humanité dans ses joies et ses douleurs. ” (Croce, p.131). II pourrait sembler à ces derniers développements, que l’œuvre de Malévitch et Mondrian soient des impasses. Je vais maintenant essayer de montrer comment ce nœud de contradictions, de tensions et de paradoxes, peut se dénouer et s’imposer malgré les théories de leurs auteurs, voire parfois contre elles. Montrer encore comment peut s’imposer un art réellement novateur et porteur de valeurs effectivement apaisantes, et ceci à quel prix.

Revenons donc à Matisse qui bien que radical dans sa pratique artistique, sut en permanence compenser ce qu’il éliminait de sa peinture et ce, en se défiant de son propre aveu des théories. Il disait de façon magnifiquement significative : “  qu’il prenait de la terre pour se reposer de la peinture. ” (p 58). Et quelle sculpture fait il alors ? Au moment où il élimine de ses toiles pesanteur, modelés, matières, ombres etc. Il produit des figures sculptées d'une corporéité manifeste ; condensant presque tout ce qu’il a évincé du tableau : formes pesantes, terriennes, massives, sombres aux reliefs accusés. Il dissocie encore plus par ce fait, le toucher du regard ; commençant dans le même temps des papiers découpés où le geste pictural ( pinceau, trace, matière) est presque absent. Il semblerait donc que Matisse, qui n'a jamais évincé la figure se débrouillât seul avec sa mission de purificateur et de simplificateur de la peinture ; sans dogmes, sans théories, sans violences, sachant répartir de façon claire les composantes de la plasticité entre matière et lumière, volume et plan, masse et légèreté, toucher et regard. Ce que Matisse fait seul au prix d'un conflit strictement personnel et interne à son univers, Malévitch et Mondrian le feront malgré eux par la confrontation. II faut mettre en parallèle la rencontre de Malévitch et Rodcenko ou Tatline et celle de Mondrian avec Van Doesburg ou Rittweld.  Quel paradoxe en effet que de voir Rodcenko et Tatline, matérialistes et constructivistes reprendre le supprématisme à leur compte en le dévoyant et le développant. Pour eux en effet, la radicalité de Malévitch est la preuve de la matérialité brute de la peinture. Ainsi cette vérité du Carré blanc sur fond blanc, n'est pas transmentale, zaoumniste, elle est constructiviste. Elle révèle les qualités simples et propres du blanc, de l'objet-tableau, de la forme carrée, loin de toute illusion ou projection transcendante. Cette radicalité ouvre la voie à un nouveau regard brut mais enthousiaste sur les formes simples et les matériaux. “ Tatline et Malévitch étaient toujours occupés à  partager le monde entre eux : la terre et le ciel ”(p.60).

Ainsi c'est la confrontation avec d’autres artistes qui ici permet une dissociation et une répartition claire des domaines. Les formes simples et essentielles : carrés, cercles, triangles, deviennent les formes de la nouvelle esthétique révolutionnaire : des affiches aux brochures, des costumes aux sculptures et architectures. Les arts plastiques se mêlent à l'artisanat, la production industrielle, les arts dits Beaux :sculpture, peinture, architecture) se débarrassant alors de toutes références littéraires et spirituelles devenant un système théoriquement  populaire sans connotations culturelles et accessible à tous. Les constructivistes et les productivistes se désignant comme des techniciens des formes, récusant le terme même d'artistes. La réaction de Malévitch à ce tournant est assez symptomatique, il retourne clairement à la figuration et au mythe paysan ; il retrouve alors le modelé par le dégradé systématique, l'inscription au sol et dans l'espace, récupérant ainsi, à sa manière toujours mystique, sacralisant l'univers paysan, le sol et la terre, plutôt que de les abandonner aux constructivistes. Ces derniers semblent souiller la pureté de ses figures. Si la dimension terrestre est définitivement incontournable, il préfère y retourner seul.

La confrontation de Mondrian est plus positive et se traduit par une extension assez réussie de ses principes plastiques à l'espace tridimensionnel, dont le sommet est la maison Schroeder-Schrader, construite par Gerrit Rittweld, selon des principes Néo-Plasticistes. Notamment ce principe primordial de l'extension dans l'espace, d'une forme donnée, par la destruction des cadres et des limites. Ce qui était introduit dans les peintures de Mondrian par le losange ou l'induction des carrés récurrents, leur déploiement au delà des limites du tableau, se trouve ici remarquablement traduit architecturalement  par les fenêtres d'angles, les panneaux écrans en guise de murs, la disparition de la notion de boîte, la transparence, la peinture unifiant les différents plans etc...Maison/sculpture et maison/peinture elle se réplique jusqu'au mobilier, réalité bien tangible, fauteuil délassant sans doute plus l'esprit que le corps fatigué. Malgré cette inscription au sol, dans l’espace, dans la matière,  Mondrian reste motivé par le purisme mystique : “ II restera fidèle au dogme qu'il a engendré, jusque dans les détails de sa vie, le mobilier, la décoration ou plutôt le dénuement monastique de son environnement. ” (G.Boudaiile.p.42.N.E.F.). Mondrian accepte la confrontation inévitable avec la pesanteur, les choses.

Il semble alors que cette voie de la paix par la purification, la catharsis, éliminant de la peinture tout ce qui serait de l'ordre du terrestre, du pesant, du massif, de l' anecdote, de la matière ne soit possible qu'à l'expresse condition d'une confrontation des plus évidentes de ces mêmes qualités mais hors le champ de la peinture. Alors  la véritable sérénité ne serait pas du tout dans l'élimination, mais dans la répartition bien pensée de ces mêmes qualités, toutes propres aux arts plastiques. C'est sans doute Matisse encore, qui le plus sereinement en prend conscience; quand il réalise ses papiers découpés dans de grandes surfaces de couleurs pures il dit qu'il s'agissait pour lui de : “ tailler dans  la couleur comme les sculpteurs dans la pierre ”. A propos de la grande peinture murale de Barnes, la Danse, il dit : “ Mon but était de transposer la peinture dans l'architecture, de travailler ma fresque à l'égal de la pierre et du ciment ” (p. 283. catal. Barnes. ). Une fois finie cette danse si difficile à élaborer ou des corps sans pieds ni modelés débordent des cadres, s'élèvent et s'étendent, cette peinture si légère, si pure lui inspire pourtant un propos étonnant : “ j'étais ravi, dès que j'ai vu la déco en place... j'ai eu le sentiment qu'elle ne m'appartenait plus, qu'elle revêtait une signification tout à fait différente de ce qu'elle avait dans mon atelier où ce n'était qu'une toile peinte. Là elle devenait une chose rigide, aussi lourde que la pierre ” (p.291.catal). Le génie de Matisse est sans doute dans cette capacité qu'il a eu de purifier et simplifier la peinture, sans amoindrir sa densité, si nécessaire à la grande peinture. Cette densité plus aisément conquise dans la tradition par les figures, la profondeur, la narration ou l'illusion, Matisse a eu le courage difficile de la remettre en cause sans la perdre de vue en fin de compte. Ses peintures acquièrent donc, comme il le dit lui même une dimension architecturale comme des pierres ou du ciment ; aussi ce ne sont plus seulement des surfaces, et la simple quantité de peinture ne suffit pas (2m² de bleu...). La muralité est pour lui un passage vers l'espace total, l'architecture. Celle-ci devient en effet pour Matisse, avec la chapelle du Rosaire, la solution parfaite pour donner toute l'intensité nécessaire à ses peintures qui par retour peuvent se faire de plus en plus légères : dessins ouverts, formes végétales flottantes, vitraux de lumière pure etc.

II faut alors se rappeler que Matisse avait toujours dit qu'il souhaitait vivre sa toile comme si il en était au centre. Ce qui était projection  intellectuelle devient ici réalité, le voilà au milieu de son œuvre, la chapelle. La réalité spatiale de l'architecture lui permet alors d'épurer au maximum sa peinture, les habits sacerdotaux des prêtres, peints par lui se meuvent avec lenteur, ce sont ses nouveaux poissons rouges :   “ .le corps de la chapelle est placé sous le signe de l'espace sans limites d'un espace cosmique dans lequel on ne sent pas plus les murs que le poisson la mer ”, écrit Jean Luc Chalumeau (p.24.hist.crit.de l'Art cont, Klincksiek). Le vitrail est là comme le sommet de la pureté picturale pour Matisse dématérialisée, ou plutôt d'une matière toute baignée de lumière, non opaque comme une pierre de lumière. Il peut enfin réaliser une de ses plus anciennes ambitions, peindre “ comme si le soleil était derrière la toile ”. Le soleil derrière la toile,  cela veut bien sûr dire : aucun modelé et pas de profondeur pas d'ombres portées etc. La couleur n'est alors pas d'abord matière avant d'être lumière/elle est d'abord lumière. Cette chapelle,  art total est donc l'aboutissement de la quête de Matisse, longue et difficile quête, qui aboutit malgré tout à un paradoxe puisque il s'agit tout de même d'enfermer le spectateur dans une véritable boîte, qui  bien que sachant se faire oublier commet le dit Chalumeau,  ravit tout de même le corps du spectateur, l'enlève pour l'élever. On peut donc légitimement se demander si nous sommes toujours bien en fait dans le champ de la peinture et si cette quête de la pureté absolue ne mène pas à une totalité aliénante de par sa cohérence univoque. N'est ce pas une négation de la virtualité de la peinture? de sa puissance d'interrogation, de la distance entre l’œuvre et le spectateur, distance si nécessaire au désir. En fin de compte, Matisse et Mondrian opèrent un rapt, mais cet enlèvement de Ganymède nous arrachant à la terre est susceptible de déplaire à l'élu, comme l'a montré Rembrandt.

Toujours est il que dans l'art contemporain la tentation du monochrome et de l'abstraction pure fut récurrente; Barnett Newman, Clifford Still, Mark Rothko notamment dans les années 50 éliminant toute figure, ne laissant que quelques échancrures ou masses floues rythmer leurs grandes surfaces définissent leurs peintures par les termes éclairants de wall paintings de colour fields, de pools, peintures/murs, champs de couleurs et bassins évoquant incontestablement la dimension architecturale et englobante de ces œuvres. Ce nouveau concept pictural de pool, bassin de peinture rappelant clairement la volonté de ravir le corps, l'incitant à plonger via le regard dans cette peinture Olivier Debré en France, comme Yves Klein sont encore deux exemples types, des solutions apportées à la radicalité de l'abstraction informelle.

Les tailles souvent extrêmes des toiles de Debré sont révélatrices de cette nécessité pour la peinture abstraite et informelle de s’inscrire dans une réalité architecturale. L’œuvre présentée par Debré a la F.I.A.C en 1996, en est une preuve évidente : présentée obliquement  comme un plan incliné, cette très grande toile (7x3m) désigne l'espace tridimensionnel comme espace incontournable et nécessaire. Le corps prêt de basculer dans la toile de Debré est lui aussi bien présent chez Klein le mystique, judoka rosicrucien. Il n'aura de cesse de donner une réalité physique à ses purs monochromes. Que ce soit le dépôt légal de son fameux bleu, les matières et reliefs de certains tableaux (éponges. sables etc.) que ce soit les corps pinceaux ou mieux encore son propre saut dans le vide, jamais Yves Klein ne perd de vue cette dimension fondamentale de la peinture, qui participe de sa densité. Quand il utilise l'or, dans ses monochromes dorés,  la part de réalité est suffisante, l'or étant matière avant d'être couleur ou lumière. Matière véhiculant mysticisme et vénalité, elle a par elle même une densité suffisante. Il semblerait donc que ce conflit violent, la quête de la sérénité par la pureté absolue en peinture, n'ait de solution que par l'acceptation en fin de compte de la part dénigrée et rejetée. Alors cette plastique épurée n'a de valeur apaisante qu'à la condition d'intégrer d'une autre manière que, par la représentation,  les valeurs de matérialité, pesanteur, tridimensionalité ,etc.

 Accepter l'impossible élimination, l’impossible rejet est visiblement l'aboutissement d'un long conflit pour le peintre, car il s'agit de faire le deuil de la pureté absolue en peinture. Pourtant cette pureté absolue en peinture est d'emblée un paradoxe pour tout peintre, dont l'activité est avant tout manuelle.  La violence et l'hystérie de certains d'entre eux est sans doute la manifestation de cette impossible négation. Je n'ai pas abordé en parallèle,  les conceptions minimalistes  des architectes du less is more, comme Mies Van Der Rohe et Le Corbusier, mais tous leurs textes, comme leurs projets, révèlent une même soif d'absolu, de croyance en des valeurs cachées du monde, comme le nombre d'or et le modulor pour Le Corbusier.

 Cette foi en une vérité absolue et pure,  car mathématique, rappelle bien entendu les conceptions pythagoriciennes et néoplatoniciennes les plus excessives et explique également les tentations totalitaires de certains de leurs projets, aussi intelligents soient ils.  Mais les architectes sont par essence soumis aux contraintes de la réalité et n'ont pas la liberté du peintre ; aussi n'en ont ils pas les angoisses; la pression sociale et la confrontation au principe de réalité, assurant une régulation, un ordre à leurs envolées, les dégageant de cette lourde responsabilité.

De ce chapitre 2 il pourrait ressortir que la pacification par la catharsis est un leurre et que c'est la révélation de cette impasse qui apporte les solutions adéquates et la sérénité.