La mesure, Chapitre 3

 

 

Art de la Contre Réforme

 

 

Dans le chapitre précédent, nous avons vu comment se mettait en place un système pictural capable de concilier des traditions spatiales héritées du moyen âge, comme l’organisation géométrique du plan et la restitution d’un espace tridimensionnelle par la perspective.

 

Cet art pictural donnait à voir des figures évoquant dans des espaces architecturés, éclairés par des lumières douces sous des cieux dégagés.

Figures anatomiquement parfaites et idéalisées, dans la tradition mythifiée d’Apelle et de Zeuxis.

Nous avons vu comment les mathématiques et surtout la géométrie permettaient d’ordonner de tels programmes, par la pratique d’une géométrie plane, de la projection perspective et de la section d’or.

Nous avons vu comment cette pratique mathématique avait valeur idéale pour les neo platoniciens tout en conservant une symbolique chrétienne, trinitaire et christique.

 

Crise maniériste

 

Mais l’art de la renaissance est  tout autant fondé sur le principe de l’imitation, idéalisée ou non, du réel et aborde bien entendu la question du visible, de manière parfois autonome, et donc de la vision ; de la perception.

Si l’art de la renaissance concilie, c’est qu’il y a bien des tensions au cœur de la peinture ; idéalisation ou observation, dessin ou couleur, profondeur ou surface, transparence ou opacité, fenêtre ou mur ?

Dès le XVIe siècle, la virtuosité des compositions spatiales complexes combinées aux séductions des effets lumineux et colorés échappent pour ainsi dire aux règles et aux normes de la peinture humaniste et chrétienne que l’on pourrait qualifier d’albertienne ; archétype de la renaissance.

Les déploiements dans l’espace de Michel Ange et de Tintoret ; la disparition de l’architecture ; les incohérences lumineuses ; les audaces perspectives ; les contrastes lumineux ; les corps agités ; les couleurs acides.

Il s’agit d’un excès du visible, d’une expérience des limites ; le regard devient libre et désaxé au sens strict ; il n’y a plus de point de fuite fondateur et il y a remise en cause de l’orthogonalité du regard et du corps. Les dimensions des surfaces occupées, notamment par Michel Ange et Tintoret, échappent à une appréhension globale et intelligible.

Ces deux artistes, particulièrement ordonnent encore leur espace plan en symétries géométriques et sont des anatomistes virtuoses, mais les suivants construisent leurs œuvres sur les qualités de surfaces et sur l’apparence.

La peau, la pose, la lumière et ses éclats, l’arabesque, la linéarité, la couleur.

 

 

 

 

 

Le corps n’est plus un volume autonome, repère agissant et structurant comme chez Piero, Bellini et Raphaël par exemple. Chez les maniéristes, les corps sont poupées de cires, blafards, baudruches agitées et manipulées, figures sinueuses abandonnées ; Vasari, Giulio Romano, Pontormo, Bronzino, Volterra, Fiorentino en sont les metteurs en scène.

Ni l’autonomie, ni les proportions, ni les mathématiques, ni le modelé, ni l’architecture, ni la perspective, ni le paysage, ni la convenance des sujets ne servent de repères… Seules restent apparemment la manière et la séduction.

Cette liberté absolue est à l’origine de prodiges et de virtuosités plastiques comme de constructions métaphoriques absconses.

Ces libertés bouleversent les règles établies.

Déjà Michel Ange, pourtant d’une rigueur religieuse légendaire fut ainsi accusé d’inconvenance par son plus grand admirateur, l’Aretin : «  en tant que chrétien,  j’ai honte de la licence, si contraire à l’esprit que vous avez prise dans l’expression des idées touchant à notre bonne foi… »[1]

Quant aux mathématiques, si chères à Piero Della Francesca, Carpaccio ou Raphaël, elles sont dénoncées ainsi pare Francesco Zuccari (1542- 1609) [2] : «  je dis que l’art de peindre n’emprunte pas ses principes aux mathématiques et qu’il n’a  aucun besoin de s’adresser à elles…il en résulterait une perte de temps suivie de nul profit. Un de nos confrères artistes, (Dürer) nous en donne la preuve, qui voulait fonder sa représentation du corps humain sur des règles mathématiques…or les pensées de l’artiste doivent être libres. » ; ailleurs, il écrit : «  c’est pourquoi je crois que si Dürer endura tant de fatigue ce fut surtout pour amuser, distraire et divertir tous ces esprits plus attirés par la contemplation que par l’action » ; encore : « aussi vaine et peu utile fut la tentative de cet autre honnête homme de notre profession, Vinci…à vouloir établir des préceptes mathématiques avec une équerre et un compas : toutes choses de l’esprit, certes, mais d’un esprit fantasque et sans aucun profit pour tous. Mais nous autres, professeurs de dessin n’avons besoin d’autres règles que celles que la nature nous fournit afin de l’imiter… »[3]

Les repères et critères sont bouleversés ; MichelAnge, mystique et chaste est accusé d’inconvenance par un courtisan mondain et libertin ; Dürer et Vinci traités de plaisantins laborieux par un décorateur prolifique ! ; Comme le souligne A. Chastel, après le sac de Rome en 1527 et le grand schisme de la chrétienté en 1521, valeurs et certitudes ne sont plus les mêmes. Le corpus esthétique de la renaissance est en fait totalement détruit. Restent des composantes éparses autour desquelles la peinture se reconstruit :

La vision, la transparence et la profondeur suggérée.

La peinture comme objet

Le peintre comme artiste.

Ces catégories se verront entre autres choses investies de la responsabilité théologique nouvelle, à savoir la défense de la Contre Reforme. Ces composantes seront aussi les références d’un nouvel art pictural laïque.

 

La crise interne des règles picturales de la Renaissance se conjugue à l’iconoclasme rigoureux des réformateurs dans la lignée de l’austérité cistercienne ;

La peinture ayant de fait acquis malgré tout le statut d’art libéral est en état, du fait de sa triple valeur irrationnelle, réelle et discourante, de s’adapter aux exigences les plus variées.

 

Réponses variées

 

 La peinture du XVIIe siècle atteint la complexité extrême et est capable d’élaborer une véritable pensée autonome. Les courants baroques, classiques et du clair-obscur se répondent et abordent à leur  manière les conceptions religieuses, philosophiques et astronomiques de l’époque. Se posent alors essentiellement les questions suivantes  

La convenance du point de vue chrétien, dialoguant avec la rigueur des réformateurs.

La conception du pouvoir divin, de son approche comme grâce, révélation et quête.

La représentation symbolique du monde.

La place de l’homme dans l’univers, de son corps, de sa pensée, de ses sens.

Plastiquement parlant, ces questions seront abordées par les moyens suivants :

Le format, les bornes de l’espace peint ; le plan, le cadre ; l’architecture.

La profondeur, l’espace tridimensionnel, la transparence.

La lumière, la couleur

La place des figures, celle du spectateur.

La question des sujets est bien sûr centrale, mais ne représente pas une approche picturale ; La peinture questionne donc en premier la vision comme moyen de connaissance mais encore comme source d’erreurs.

La peinture devient : « l’art de représenter les choses visibles sous le soleil », rappelle Louis Marin, citant Poussin.[4] Le mythe d’origine de la peinture, rappelle-t-il[5] est la reproduction des ombres portées sur les murs, sur le sol. Quintilien, Alberti et Vasari véhiculant ce mythe fondateur depuis des siècles. La peinture est donc d’emblée, une réduction ; elle est liée d’emblée à la lumière, à la pénombre et au plan. Il y a passage des trois dimensions aux deux dimensions du plan. Michel Serres rappelle que l’origine de la géométrie, est le gnomon dont l’ombre portée permet au contraire, de passer du plan à l’élévation ; au lieu de réduire, elle induit, elle déduit du pieu, du repère, du gnomon.[6]

L’ombre portée n’est pas pour l peintre une origine, elle est une forme, un tout ; c’est la trace qui contient en elle l’espace et le soleil ; qui a ses qualités propres. Pour le peintre, le plan certes réducteur suffit à rendre le visible est conçu comme simple surface. Cependant,  en restituant la peinture donne aussi à déduire ; déduire non seulement l’espace dont cette image est la trace, mais aussi l’esprit dont elle est comme l’ombre.

Pendant la renaissance la profondeur et le plan étaient marqué symboliquement :

Le point de fuite, nous l’avons vu comme image christique.

Le terrestre et le céleste comme images du corps et de l’esprit, du créé et du divin repérable en  haut et  bas du rectangle du support. Les crises maniéristes et iconoclastes brisent cette dissociation fondatrice de l’art pictural de la Renaissance.

Reste l’essentiel : le plan, la profondeur, comme problèmes autonomes.

Que devient la perspective, sans valeur symbolique ? Que devient la géométrie du plan sans références aux formes parfaites des cercles, carrés et triangles équilatéraux ? Recettes ? Dogmes ?

 

Vision

 

Pas réellement car nous sommes encore loin de l’académisme. La peinture devient plutôt, nous l’avons dit un système, avec son autonomie et ses propriétés internes ; ce n’est pas un hasard si c’est Galilée (1564-1642)  lui-même qui dénonce les fautes des maniéristes dans leur articulation entre le plan et la profondeur ![7] Ainsi, les anamorphoses et leurs excès inutiles comme les allégories érudites, toutes, pratiques excessives et  ces pratiques sont permises par le système de la peinture.

C’est d’ailleurs comme système que la peinture se doit d’être ordonnée, dans des limites strictes. La peinture, supérieure à la sculpture, car permettant : « de représenter dans le même plan, non seulement l’avancée d’une figure, mais aussi l’arrière plan d’un paysage, l’étendue d’une mer à des milles et des milles » ; cette peinture, comme Galilée le rappelle n’est que superficie, comme tout ce qui apparaît à la vue : «  la profondeur ne pouvant être saisie par l’œil étant donné que notre corps ne pénètre pas les corps opaques. L’œil voit seulement le long et le large, mais en tous cas pas le profond. C’est-à-dire, jamais l’épaisseur… ».

Mais cette réduction permet certaines déductions : «  car on ne connaît la profondeur qu’en fonction du clair et de l’obscur ; or, tout cela est dans la peinture… »[8] L’autonomie, comme l’intérêt de l’art pictural sont dans ces rapports subtils du plan et de l’espace. Tout excès, anamorphoses, rapports faux, lumières incohérentes,  ne faisant plus sens.

Panofsky rappelle que le monde de Galilée reste une sphère, comme pour Kepler d’ailleurs ; sphère centrée bien sûr. Il est donc vraisemblable que cet art de la peinture, ne soit concevable pour Galilée que dans un cadre.

C’était un des principes albertiens que de borner ainsi la peinture par un rectangle, telle une fenêtre. Ce principe ne fut pas si appliqué d’ailleurs à la renaissance, car sans valeur symbolique forte. Par contre, deux siècles plus tard, quand la règle devient pour les classiques, la vision, alors, les limites du cadre deviennent une des mesures fondamentales à prendre.

Poussin (1594-1665), dans une célèbre lettre à Chanteloup, écrit : «  quand vous aurez reçu mon tableau[9], je vous en supplie, si vous le trouvez assez bon de l’orner d’un peu de corniche, car il en a besoin afin que, en le regardant en toutes ses parties, les rayons de l’œil soient retenus et non point épars au dehors ; »[10].

La question de la vision est ainsi posée comme primordiale ; devant être entièrement concentrée dans l’espace réduit du tableau. Il s’agit là de beaucoup plus qu’une fenêtre ; une fenêtre ne faisant que découper dans le champ de vision. Il s’agit d’un univers entier puisque devant englober tout le champ de vision.

C’est pourquoi il parait possible de considérer les peintures de Poussin et Vélasquez (1599-1660) par exemple, comme des représentations du monde, comme des microcosmes. De la même manière que l’œil sait parcourir la surface plane, de bord à bord, l’œil explorera activement la profondeur suggérée. Le regard se devra d’être actif et prospectif. Il n’est plus le regard réceptif s’émerveillant des harmonies et principes cachés des peintres de la renaissance ; il doit déduire de ces formes réduites, la profondeur et circuler dans cette profondeur fictive ; cette profondeur, imaginée comme la largeur ; ce lointain n’est pas un vide ; les distances des objets éloignés sont mesurables et assimilables comme des largeurs de borne à borne selon M. Merleau-Ponty[11] et restent linéaires. La profondeur reste un réseau de lignes s’éloignant de la surface du tableau, mais n’est pas un vide dans la peinture classique. La profondeur reste une distance. D’ailleurs : « afin que les yeux ne soient pas toujours errant et emportés en un si grand espace de pays, ils se trouvent arrêtés par les groupes de figures qui ne séparent point le sujet principal, mais servent à le lier et à le faire mieux comprendre… »[12]

Aussi s’agit-il de borner la profondeur, non pas par le point de fuite ; ni seulement par la boîte de la scénographie renaissante, mais par des obstacles, marquant les distances. C’est ainsi que les cieux sont, au XVIIe siècle, souvent nuageux. Nous sommes en présence donc de profondeurs bornées et limitées, réductibles à des distances, distances déductibles et quantifiables.

Panofsky montre en quoi les principes de Galilée sont ici presque repérables, jusqu’à l’héliocentrisme. Dans cet espace vaste, clos et centré, l’on peut se projeter en un autre point, dont  l’emplacement est déductible. Nous pouvons voir comment chez les grands peintres classiques, la règle de l’unité de l’espace, de la lisibilité des profondeurs et de délimitation des plans sont déclinées jusqu’au paradoxe avec une certaine audace. La question de l’héliocentrisme étant semble t-il abordée : par exemple, comment Vélasquez multiplie les références à une bipolarisation, solaire et terrestre[13] dans l’espace clos de sa peinture.

Comment Lorrain ose la mise en scène du solaire dans un cadre clos ; comment Vélasquez toujours, Poussin, Vermeer et de Hooch jouent avec la boîte scénographique et référence en perspective, la succession des plans et la vision.

 

Décentrement

 

Par exemple, dans la peinture de Vélasquez, Apollon chez Vulcain, il est établit clairement un décentrement, une bipolarisation. Apollon, solaire, céleste, dieu de l’esprit et de la beauté visitant Vulcain le souterrain, dieu de la force, de la matière. Il le visite pour lui annoncer une trahison ; vénus trahissant Vulcain, la terre pour mars ; Apollon le solaire s’en faisant le messager. Vélasquez montrerait il ici une conspiration des planètes contre la terre, Reléguée à la périphérie ? Pourtant essentielle ? Vélasquez[14], en sus de ces subtilités sans doute polémiques aborde dans cette œuvre, les catégories esthétiques de la beauté idéale ou du réalisme de l’imitation ; question qu’il poursuit avec son Bacchus, Marthe et Marie tout comme les Fileuses.

Sont-ce des images d’un monde héliocentré ? Une critique, cette bipolarisation dans le plan, Vélasquez l’ose de façon encore plus audacieuse avec Jésus chez Marthe et Marie ; il inverse totalement la hiérarchie. Il supprime la continuité dans l’espace perspectif ; il propose des sautes dans l’espace. Du terrestre au solaire, du solaire à l’indéfini, au divin : le noir. A chaque domaine, sa lumière propre, son propre cadre Nous reviendrons plus loin sur l’influence caravagesque intégrée par Vélasquez. La projection du regard dans le lointain est au cœur du dispositif des Menines ; mise en abyme et circuit de folie où le regard se perd en jouant la prospection.[15] Véritable piège du regard actif et de l’office de raison réclamé par Poussin en ces termes : « contempler n’est pas voir…ce n’est pas une opération naturelle de l’œil…elle est un jugement, un office de raison répandu sur le tableau…office de raison qui dépend de trois choses, du savoir de l’œil, du rayon visuel et de la distance du l’œil à l’objet…c’est cette connaissance dont il est à souhaiter que ceux qui se mêlent de donner leur jugement soient bien instruits .»[16].

Ainsi, l’approche de l’infini ne se fait pas par une figuration symbolique de l’immensité ou de l’intangible, mais par la perturbation de la raison, par l’infinité des constructions possibles. Tel le triangle de Descartes (1596-1650) et la puissance infinie de ses propriétés. : « L’infini est en toute chose, car peut-on être sûr de sa connaissance finie ? »[17].

Par contre, quand Lorrain (1600-1682) met le soleil à l’horizon de son monde, il décentre à sa façon l’espace, la terre n’étant que cette bordure de rivage, bordure du tableau ; «  au milieu de tous, repose le soleil. En effet dans ce temple splendide qui donc poserait ce luminaire en un lieu autre ou meilleur que celui ou il peut tout éclairer à la fois ? » Écrivait déjà  N. Copernic (1473-1543).[18]

Lorrain encadre de colonnes et d’arbres majestueux, redoublant les limites du tableau, ce luminaire qui repose à l’horizon, embrasant tout. De l’univers de Lorrain se dégage une certaine frustration, comme quoi tout serait dit et l’univers borné de part et d’autre, par colonnes, arbres, temples et vaisseaux, puis clos à l’horizon par la présence du soleil, qui empêche toute progression, toute divagation, toute projection. Le soleil repoussant de fait toutes choses aux confins du cadre.

La question du cadre se pose de façon évidente pour les artistes classiques ; cette borne, cette limite ne doit cependant pas laisser croire à un au-delà du cadre. Non seulement la corniche de poussin doit isoler la peinture du monde, mais cette peinture ne doit suggérer aucun espace hors-champ.

Telle, la discussion reprise depuis longtemps, par Lucrèce (98-54 av. JC), More (1478-1535), Bruno (1548-1600) et Descartes sur les bords de l’univers et l’hypothèse de celui qui, assis à la frontière, passerait la main ou l’épée…

L’approche ralentie des bords du tableau, l’absence de hors champ, qu’on trouve chez tous les artistes classiques est paradoxale, puisqu’elle souligne tout en niant les bords du tableau ; ainsi, dans la peinture classique, que l’univers soit plutôt fini ou infini, bipolaire ou franchement héliocentré, toute approche se fait par la vision et le parcours dans la profondeur exposée aux yeux. Si la perspective est sous-jacente, elle ne s’impose que très rarement et ne structure pas l’ensemble de l’espace. Quand c’est le cas, les artistes classiques, jouent à ouvrir les boîtes et à souligner l’ambigüité des mondes ainsi clos. L’extraordinaire autoportrait de Poussin, démontre une conscience géniale des mécanismes et des règles de la peinture : les cadres, les plans, le relief, le dessin, le hors champ, le regard, l’horizon, les couleurs, la planéité, le texte et le discours, l’envers de la toile comme objet…Nous avons presqu’un résumé des Ménines ou l’inversion des règles est rendue manifeste par l’autoportrait en peintre. L’absence de perspective linéaire dans cet autoportrait, tendrait à prouver que pour Poussin, la profondeur, comme dans le Jésus chez Marthe et Marie de Vélasquez, n’est pas à dénombrer, mais à interroger ; qu’elle est affaire de vision active et pas d’illusion, de simple perception. La volonté de laisser ouverte la circulation du regard est, selon Louis Marin, ce qui amenait Poussin à détester Caravage : « cet homme est venu au monde pour détruire la peinture… ».[19]

 

 

Clair obscur

 

La non dissociation du clair et de l’obscur, du terrestre et du céleste, l’absence de lointains et de bornes, sont pour Poussin, autant d’impossibilités d’élaborer un office de raison. Pour les classiques, la densité est affaire :

D’irrationnel, puisque la beauté est idéale.

De réalité, par le cadre, la corniche, la peinture comme objet.

Le discours, par la storia, l’exercice de la pensée, l’office de raison.

Aussi Poussin voit dans le clair-obscur de Caravage, un réalisme inconvenant, un espace indéfini et une vision brutale, sans narration.

Il n’a pas tort. Le clair-obscur, qu’il faut dissocier nettement du baroque lyrique, aborde l’espace d’une toute autre façon.

Chez Caravage et de La Tour, les bords du cadre sont évidemment soulignés (voir le David, le St Sébastien, Joseph…) ; la pénombre ne définissant pas d’espace, ne troue pas le mur, laissant concevoir une continuité au-delà du cadre, dans le plan ; comme si ces figures flottaient dans un espace plus étendu encore. Cette même ombre du fond, empêche toute prospective, tout office de raison répandu à la surface du tableau et plongeant dans des profondeurs restituées : ce qui est le programme de Poussin. Donc le clair-obscur ne borne pas l’espace, ni dans la profondeur, ni dans le plan ; il ne reste que les corps, tous modelés par l’ombre et la lumière. Si Galilée écrivait que : «  l’on ne connaît la profondeur qu’en raison du clair et de l’obscur », on pourrait dire que de cela la peinture de Caravage et de La Tour nous informe suffisamment ; mais elle ne nous informe que des corps et de la profondeur de l’espace de ces corps ; aucun autre espace n’est déductible ; toute profondeur reste hypothétique et sans bornes ; ceci est à comprendre aussi comme inintelligible et incommensurable. Haïssable par Poussin, angoissante pour Kepler (1571-1630) cette indéfinition : « cette pensée porte avec elle je ne sais quelle horreur secrète ; en effet, on se trouve errant dans cette immensité à laquelle sont déniés toutes limites, tout ordre, tout centre  et par là même  tout lieu déterminé »[20] , «  il n’est pas bon pour le voyageur de s »égarer dans cette immensité »[21], comme le dit A. Koyré, l’astronomie a une relation étroite avec la vue, l’optique. Ainsi le voyageur de  étoiles de Kepler est-il assimilable au spectateur de poussin se projetant dans l’espace pictural.

Le paradoxe du clair-obscur est que cette mise en scène de l’indéfini, l’obscur, est le corollaire de la présence incontournable, au premier plan de ce qui est par contre, défini. Autant Vélasquez dialoguait entre les genres, réaliste et idéalisé, autant Caravage, de La Tour et les caravagesques, imposent au regard une réalité immédiate, apparemment non distanciée et très terrestre, le fameux réalisme dont Caravage fut vite accusé. Par exemple, rare sont les personnages debout ; combien par contre, à terre ? Conversion de St Paul, Holopherne, Isaac, St Pierre, Goliath, Jean Baptiste, Jésus, la mort de la Vierge, St Mathieu….chez De La Tour, penchés et baissés : Joseph, Job, Pierre, Madeleines, David, Irène, Sébastien, François, Jérôme. Les corps sont à terre, cloués, fichés, ancrés ; ils n’arpentent pas l’espace. L’espace visible est l’espace tangible ; tout autre espace est incertain. Ni par l’œil, ni par le tact, l’exploration n’est possible. Ces corps fixés furent donc accusés de réalisme outrancier, les critiques ne voyant que ce qui était éclairé n’ont à l’époque pas souvent compris les paradoxes de la lumière du clair-obscur : «  si le Poussin cherchait la noblesse dans ses sujets, le Caravage se laissait emporter à la vérité, du naturel tel qu’il le voyait »[22],  «  à l’exemple du Caravage, de nombreux jeunes artistes ont été conduits à imiter une tête au vif sans étudier… »[23], en effet entre la description hallucinée, illusionniste de certaines parties et l’indéfinition radicale de l’espace, il s’établit une tension extraordinaire que n’ont pas vue les critiques et lettrés classiques de l’époque.

Au sol, le terrestre, le corps, le corruptible, l’humain, le laid et le beau ; partagé entre ombre et lumière par le modelé, impuissant, tel quel.

Au sol, on ne voit pas le sol, dans la lumière, on voit l’ombre ; il n’y a pas de dissociations, la lumière semble autant terrestre que céleste, diurne que nocturne.

Les corps n’apparaissent jamais entiers ; ils n’ont pas l’autonomie, la prégnance d’une forte gestalt. Le fond et la forme sont fusionnés ; il n’y a pas de dessin isolant séparant, instruisant ; Roger de Piles (1635-1709)[24] attribue la note de 6 sur 20 à Caravage pour le dessin !.

Il n’y a pas de profondeur organisée : il n’y a pas de repères, ni architecturaux, ni spatiaux. La profondeur visible est équivalente à la largeur visible ; c’est de l’ordre de la statuaire et de la ronde-bosse ; on peut presque tourner autour. Pad de narration donc, à la Poussin. Ces peintures sont des apparitions et des disparitions.

La parole de Poussin contre Caravage prend donc vraiment sens.

L’iconoclasme de Caravage est-il une réponse à la Réforme ? D’après Emile Mâle[25], les artistes du clair-obscur répondent en effet à l’iconoclasme protestant sur le même terrain :

Souci du vérisme contre les excès des légendes dorées.

Sobriété contre l’idolâtrie et le décorum.

Détachement du monde, disparition de l’architecture.

Défense des dogmes attaqués : la papauté, le purgatoire, la vierge, la confession, la charité et l’eucharistie.

Glorification des martyrs, héros contemporains historiquement incontestables.

Le visible du Caravage n’est qu’un pis-aller, comme une concession faite au monde. Mais ce qui est visible n’est qu’une apparence et cache l’essentiel. Pour Caravage, la beauté académique, n’est pas un critère ; d’ailleurs E. Mâle rappelle que la question : « comment Raphaël eût-il peint Charles Borromée ? »[26] se posait clairement, Borromée (1538-1580) canonisé en 1610 ayant la réputation d’être très laid ; la leçon est simple, la beauté est intérieure ; aussi la laideur apparente est convenable et le peintre est tenté de montrer que paradoxalement, il n’y a rien à voir. D’ailleurs, de La Tour, Zurbaran et Caravage multiplient les visions, les yeux clos, les apparitions, nous montrant ceux qui ont la sainteté de voir un ailleurs.

 «  Cette secte philosophique…ne raisonne pas à partir des données de sens…ils conçoivent précipitamment comme par inspiration…et sans sortir de leur esprit, une théorie ou une constitution du monde. Ils décrètent que l’astre nouveau a émergé des profondeurs de la nature qu’ils affirment s’étendre à l’infini ; les yeux clos, ils s’abandonnent à leur vision intérieure, comme on profère des mots.  »[27] . La  critique de Giordano Bruno écrite par Kepler en 1606 rappelle les catégories de jugement de l’époque et aident à comprendre en quelque sorte l’univers des maîtres du clair-obscur. Cela aide à comprendre en quoi ces peintres peuvent être rattachés à des courants théologiques du XVIIe siècle. Par exemple les méditations, les exercices spirituels d’Ignace de Loyola (1491-1556), les extases mystiques.

Art de l’attente, de l’évènement, de l’irruption, de la vision, aucune mesure, aucune rationalité n’est envisageable ! Il ne reste que le repère, seul, et l’étendue. Ce repère, ces figures, bien qu’ancrées au sol, du fait des ténèbres, n’indiquent aucune ombre portée, aucune place ; ne permettent pas de déduction. Elles ne sont donc pas gnomon, ni échelle, car ni architecture, ni lointains ne leur donnent de dimensions ; elles sont donc très grandes et monumentales et infimes.

Ces conceptions nous rapprochent paradoxalement de Pascal (1623-1662), «  Notre intelligence tient dans l’ordre des choses intelligibles le même rang que notre corps dans l’étendue de la nature.. » et : « nous avons beau enfler nos conceptions, au-delà des espaces imaginables, nous n’enfantons que des atomes (choses très petites) au prix de la réalité des choses… », « Par l’espace, l’univers me comprend, par la pensée, je le comprends »[28] .C’est tout le texte de Pascal qui peut éclairer cette école artistique. Il semble que toute prétention à la mesure soit inconvenante. Il est étonnant que Pascal, qui aurait pu aider à comprendre les artistes du clair-obscur, n’ait été souvent retenu que contre le pseudo réalisme de Caravage par sa célèbre sentence sur « la vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point l’original ». [29] . Les seules choses peintes seraient donc sans intérêt réel. Cela détermine un vrai programme esthétique, celui des vanités. Le prétendu réalisme de Caravage, et des Reni (1575-1642), Gentileschi (1565-1652), De la Tour (1596-1652)  serait alors la mise en scène de la pénombre par le truchement de l’objet, du corps dans sa nudité. Cela fait penser à Bruno, quand il écrivait : «  ce n’est pas le sens qui perçoit l’infini…aussi celui qui demande de connaître l’infini par la voie des sens est il semblable à celui qui voudrait, par les yeux, voir la substance et l’essence…c’est pourquoi il doit y avoir une mesure de l’exigence du témoignage des sens, auquel nous ne dénions pas son droit pour d’autres choses, à savoir les choses sensibles…la vérité ne provient  des sens qu’en petite partie, comme d’un principe très débile et ne réside pas dans les sens. »[30].

La tentation du noir, déni de la peinture est en fait une expérience limite puisque la turpitude du monde y est montrée telle qu’en elle-même et la beauté n’est que dans l’angoisse, la pensée, l’indéfinition et la pénombre. La peinture serait donc soit veule, soit absente. Selon nos critères de densité,

L’irrationnel est exprimé par  l’obscurité.

Le réel, par l’illusionnisme et la présence des corps non idéalisés.

Le discours par le dialogue établit justement entre la lumière sur ces figures et la pénombre. Lumière qui fait apparaître.

L’espace est celui des corps modelés et seule la lumière décrit, sépare, dissocie et relie.

Entendement

 

Le cas de Rembrandt (1606-1669) est totalement différent. Les corps lumineux de Rembrandt n’étant pas modelés ni découpés par l’ombre, ou très peu ; ils sont plutôt rayonnants et émergeants.

Chez Rembrandt, la main, la lumière, la matière et le savoir vont de pair.[31] Dans nombre de ses œuvres (Tulp, autoportraits…) l’acte, la lumière, le regard, se conjuguent et apparaissent au centre, émergeant d’une pénombre indéfinie certes, mais dans la profondeur, derrière ces figures.

La pénombre de Rembrandt est légère et fine, presque traitée en glacis, par contre l’épaisseur du blanc, c'est-à-dire de la lumière, de la matière peinture et du geste du corps du peintre vient affirmer là, la primauté de la lumière et de l’entendement inscrits dans la matière. Il y a comme une tentation du blanc et une affirmation du sujet peintre, à l’opposé de De La Tour et Caravage, qui eux disparaissent derrière leurs peintures, leurs sujets, leur œuvre de rédemption.

Le nombre d’autoportraits, la place centrale des sujets et de la main ; la direction des regards, les références au savoir, affirment ici une solitude centrale, portant sa propre lumière. Le visible et le tangible sont de même nature, comme le seraient le corps et l’esprit.

Le voleur, le chirurgien et le peintre, savent la valeur de la vision, de la perception par le tact et de la connaissance, mesure du monde. Du bœuf écorché aux dissections du théâtre anatomique d’Amsterdam, Rembrandt est bien sûr plus à rapprocher de Descartes (1596-1660)           que des angoisses caravagesques et pascaliennes. La pénombre du petit-poêle de Descartes est bien propice à l’émergence du moi !

 

Le clair obscur, cloue au sol les corps, réduisant l’art de peindre au strict nécessaire, au minimum visible ; c’est la tendance vers le point. Corps inactif, regards cachés. Le corps de l’art classique est debout, perpendiculaire au sol, ouvert sur l’espace visible et arpentable. Le corps est actif ; le regard aussi.

 

Dilatations

 

L’espace, la lumière et le corps baroque seront totalement différents ; répondant comme par provocation aux rigueurs de la réforme par un excès de décors, de légendes, d’idolâtrie et d’irrationnel.  Les peintres baroques prétendent, eux, figurer l’invisible, l’immensité de Dieu, le paradis. Toute raison et spéculation est remisée, de même que tout ce qui est de l’ordre du terrestre. De ce point de vue, la lumière solaire, reçue sur la terre est  dévaluée. La lumière véritable sera la lumière du paradis, sans ombres.

« Je ne prétends pas qu’il y ait des corps au-delà des bornes du ciel : il n’y a qu’une lumière immense, très pure et incorporelle, qui l’emporte par sa clarté, mille fois au-delà de notre soleil et que nos yeux terrestres ne pourraient soutenir » écrit Marcellus Palingenus dans le Zodiaque de la vie [32](1535) ; il poursuit ainsi : «  le monde est de cette façon partagé en 3 dominations ou 3 royaumes qui sont : la partie céleste et celle qui est sous les cieux. Chacune d’elle a des limites ; et la troisième qui n’a point de bornes et qui au-delà du ciel étoilé étincelle d’une admirable clarté ».

Certes, Palingenus n’est pas la référence des théologiens, mais la publication à Venise et le succès populaire de son Zodiaque, montre assez le type de conceptions en cours. Nous pourrions appeler baroque lyrique,  la tentation du blanc, sans ombres, sans modelés. La peinture baroque est par essence, le plafond peint.

Il ne s’agit plus d’un écran, ni d’un cadre interposé entre l’espace s’étendant des pieds au sol jusqu’à l’horizon.

Il n’y a plus de repères ni de références. Le regard est vertical, décentré, flottant et errant car il n’y a pas de sens de lecture ; le spectateur est toujours à distance du plafond, il y a projection par le regard.

Aucune approche possible, aucune expérience possible de la réalité de cette peinture, d’autant plus perturbée par les nombreux trompe-l’œil et anamorphoses et quadrature. Le corps du spectateur pivote, se déplace, se tord ; il n’est ni fixe ni orthogonal au sol, ni parallèle au plan de la peinture. Il n’y a plus de cadres, car la complexité des plafonds en interdit la saisie globale, de même que leur dimension. Les trompe l’œil, poursuivant les colonnes et pilastres perturbent délibérément toute analyse des limites ;

Pa s de repère au sol, donc plus de limites à l’espace peint ; Il n’y a pas de sol représenté sur ces plafonds, donc, pas d’ombres portées ; l’ombre prortée étant pourtant, l’origine mythique de la peinture.

Il n’y a plus non plis de dimensions. Les plafonds baroques sont l’image même de la dilatation.

Ces lumières sans terre, sont comme des esprits sans corps, comme le plafond est l’opposé du sol, oubliant les murs. De ceci Poussin aurait pu dire également que ces œuvres détruisaient la peinture, et c’est en cela que le clair-obscur et les baroques lyriques ont à voir.

« En fait, la lumière possède presque toutes les propriétés que More attribue à l’esprit, y compris celle de la condensation et de la dilatation et jusqu’à l’épaisseur essentielle qui pourrait être représentée par l’intensité de la lumière elle-même variable, comme l’épaisseur de l’esprit avec sa contraction et sa dilatation. »[33]. Les corps représentés sur les plafonds baroques semblent parfois n’être que des avatars de la lumière, n’existant que par elle. Comme les nuées et nuages, formes plus ou moins denses de l’eau dans l’air. Ainsi l’espace est ouvert, non borné, lieu de la lumière et bien entendu incommensurable. Ni point de fuite à l’horizon[34], ni cadre ; il n’y a que profondeur. Profondeur non identifiée car séparée du sol, elle est comme en extension. Les corps ne s’arrêtent pas et ‘arrêtent pas le regard, car ils voyagent, ils flottent, ils s’élèvent.

Nous pourrions voir aussi, devant l’obsession des plafonds peints et des formats verticaux, une image du champ, cette nouvelle donne théorique défendue par Henry More (1614–1687), image d’un dieu contenant. Espace préexistant dont l’immensité est indépendante de ce qui le remplit.

De là, la notion de dilatation et de condensation. Les figures, comme des particules flottant par grappes dans un champ gravitationnel. Les corps, quantités finies dans un espace infini.

La puissance des plafonds peints est également la représentation du pouvoir divin d’inverser les contraintes de la pesanteur. Les corps baroques circulent librement dans l’espace et tendent à l’occuper, alors que l’espace relie les corps dans les peintures classiques et colle ceux du clair-obscur.

Le mouvement, l’agitation sont des manières d’être en dieu, car seul dieu est immobile, l’espace étant un organe : « un, simple, immobile, éternel, incorporel, tout pénétrant, tout embrassant »[35]. Les extases et ravissements sont donc avec les dilatations, envols et brises, des moyens d’étendre la communion en dieu.

Spirales, gonflements, renflements, ouvertures des cadres jusqu’à l’excès.

En architecture, tympans coupés, décrochements et corniches, rythmes alternés, spirales, colonnes et pilastres engagés (inutiles) ..et en peinture, le même principe de débordement jusqu’à l’anecdote : seins s’échappant systématiquement des corsets chez Rubens, corps gonflés, drapés bouffants, chevelures expansives…Les corps n’étant plus les repères, mais tendant à devenir instrument, non plus de mesure, mais  de confrontation au divin, à la seule condition de s’y dissoudre ou de s’y déplacer toute peau au dehors.

D’un point de vue pictural, le corps se dissout ou se projette d’autant plus facilement qu’il le fait par le regard, le plus modulable des sens.

La peinture du XVIIe siècle est  soumise à une règle essentielle, celle de la vision, or cette règle n’en est pas une !

Autant les contraintes étaient claires, picturalement parlant dans l’art médiéval et codifiées, notamment par les mathématiques et l’antique à la renaissance, autant la vision n’est pas en soi un socle suffisant pour définir une esthétique.

C’est tout l’intérêt de ce siècle, justement ue d’en avoir interrogé si exhaustivement les potentialités et paradoxes.

 

 

Que voir ?

 

Lumières, transparences, profondeurs, modelés, cadres, espaces, reliefs, obscurités, couleurs et bien entendu perspective.

La peinture du XVIIe siècle est en permanence en interrogation sur elle-même, puisque s’interrogeant sur la vérité de la connaissance sensible, de la perception.

Ces interrogations sont comme un écho à celles d’un Kepler sur la vision comme mesure et surtout comme limite. Tout ce qui est visible est à une distance finie pour Kepler :

«  L’astronomie n’n’enseigne qu’une chose, à savoir qu’aussi loin qu’on voit les étoiles, si petites soient elles, l’espace est fini. », il formule aussi l’hypothèse suivante : «  avec ou sans télescope, les choses situées à distance infinie ne peuvent être perçues par la vue ; le monde optique est un monde fini »[36] ; on pourrait préciser que ce monde est même fini en tant que domaine de connaissance, c'est-à-dire terminé, épuisé.

Galilée écrit en tête de son Sidereus Nuncius ( 1610) : «  Choses que personne n’a jamais vues et pensées », puis il se  propose : «  d’offrir au regard le spectacle précédemment caché des étoiles nouvelles…grâce au perspicilli, permettant avec la certitude des sens, de se rendre compte de cet état de l’univers. », il n’en conclut pas pour autant la finitude ou l’infinitude.

Différences donc entre Galilée et Kepler, Galilée pensant sans doute que les perspicilli, permettraient de plonger le regard jusqu’à l’infini.

Nous ne serons donc pas étonnés de trouver en peinture le même type d’interrogation, autour du visible et les tentations pour les conclusions extrêmes, à la limite de l’iconoclasme.

Par exemple :

Tentation du noir des caravagesques, le néant et la vanité absolue des sens et de la perception.

Tentation du blanc, lumière pure, pour les baroques lyriques, au-delà du visible.

Tentation du simple discours, primant sur la perception.

C’est le difficile passage à une plastique moderne, à une laïcisation de la peinture, comme réponse cohérente à la cohérence de la Contre Réforme. Un art qui perd ses charges symboliques.

L’interrogation quand à la vision amène aux excès anecdotiques d’un point de vue pictural que sont les anamorphoses et les œuvres de Arcimboldo. Perversions absolues des préceptes d’Alberti, formalisme stérile brouillant la vue, tordant le point de vue, détruisant la profondeur et la transparence, dématérialisant l’image ; Il y a de l’iconoclasme dans ces pratiques, comme une émouvante tentation suicidaire et vaine.

La vision est bien entendu, doublement d’ailleurs, à l’origine de la mode des natures mortes et scènes de genre.

En effet, les paysages, scènes de genre, nature mortes qui constituaient l’arrière plan, le décor, le contexte des grandes peintures de la renaissance, deviennent les sujets des nouvelles œuvres.

Ces sujets anecdotiques jusqu’à présent, sont comme arrachés au fond, à la profondeur, pour $être ramenés au centre, comme sujets principaux.

On pourrait rapprocher cette idée de sélection, de cadrages et de grossissement des visions par télescopes, lunettes et perspicilli. Outils qui furent capables d’isoler, de recadrer et de rapprocher le fond du ciel ? De « montrer ces choses que personne n’avait jamais vues ».

Effets loupe, effet grossissant ; c’est aussi une question de découpage dans le champ de vision, support théorique de la perspective d’Alberti. L’espace ne serait plus un tout ? La prospection dans les lointains réserve des surprises. Par exemple, le lointain n’étant pas expérimentable ni vérifiable, autrement que par la vue, mais ni par les mains, ni par le corps, il est marqué par l’incertitude et le doute ; les natures mortes ne sont qu’un effet du regard et donc sujettes aus illusions. Cet effet donne à penser.

Soit méditation sur la tromperie des sens, comme trompe l’œil et illusionnisme méticuleux.

Soit méditation sur l’espace, les reflets dans les verres, miroirs, qui renvoient l’observateur au lieu d’où il contemple, comme un renversement de la vision.

Tout est dans tout, il n’y a plus de centre, il n’y a pas de point de vue unique, le regard peut errer.

L’errance du regard peut être raisonnable et suivre un parcours codifié, c’est le classique, mais elle peut être flottante et tournée sur elle-même, méditant sur la pénombre ; ce sont les caravagesques.

Cette errance peut être agitée et libre dans l’art baroque lyrique.

 

Retour à Rembrandt.

 

Là ou le regard et la vision se trouve, ou plutôt se retrouve, c’est dans l’art de Rembrandt.

Pour Rembrandt, l’aveuglement n’est pas tentation il est angoisse, menace d’impuissance (souvent associé aux mains liées), et la vision est associée au savoir, aux actes ; elle est valeur sûre. Valeur sûre quoique limitée, elle est source de connaissances, liée à la lumière, au savoir, au faire, à la quête de soi comme sujet et acteur.

Soi même comme mesure du monde ou comme seule interrogation valable ? les dizaines d’autoportraits de Rembrandt, tout au long de sa vie sont peut être une réponse.

Rembrandt réunit la matière de la peinture et du corps comme valeur de réalité, centrale.

Rembrandt se confronte à l’irrationnel par l’indéfinition des lieux et de l’origine de la lumière.

Par sa mise en scène constante des regards, des mains et de la lumière, il propose une synthèse positive, autour de l’acte ;

Il définit ainsi, une nouvelle densité, une nouvelle manière d’être peintre.

 

 

 



[1] Lettres de l’Aretin, éd. Scala. p. 443

[2] Cité par Pnofsky, Idea, ed Tel Gallimard, p. 99

[3] idem.

[4] Louis Marin, Détruire la peinture, éd. Galilée.

[5] Idem, p.66.

[6] Michel Serres, les origines de la géométrie. Ed : Champs -Flammarion, 1995

[7] E. Panofsky, Galilée critique d’art. Suivi de  Attitude esthétique et pensée scientifique par A. Koyré. Ed : Les Impressions nouvelles. 1992..

[8] Idem, p.73

[9] Le tableau : la manne ;

[10] L. Marin, op.cit ; p.56

[11] idem

[12] Charles Lebrun, conférence sur la manne, 1667,  cité par L. Marin, op.cit. p.56

[13] Voir article : Vélasquez et la bipolarité

[14] Vélasquez se rend en Italie en 1629 (2 ans avant le début du procès de Galilée) et en 1649.( 7 ans après la mort de Galilée).

[15] Voir H. Damisch, Foucault et tous les textes relatifs à cette œuvre.

[16] L. Marin, op.cit.

[17] Descartes, 2ème méditation . Entretien avec Burman, éd. J-M Beyssade, Paris, PUF

[18] Cité par Alexandre Koyré,  Du monde clos à l’univers infini,  éd. Tel, Gallimard.

[19] L. Marin, op.cit.

[20] J. Kepler, Opera omnia, cité par A. Koyré, op.cit. p. 86

[21] idem

[22] Baglione, cité par marin, op.cit. p. 16

[23] Bellori, cité par marin, op.cit. p. 15

[24] Roger de Piles, Cours de peinture par principes, éd. Gallimard, 1989.

[25] E. Mâle, l’art religieux après le concile de Trente.   Ed. Armand Colin, 1932

[26] E. Mâle, op.cit.p.90

[27] J. Kepler, cité par A. Koyré, op.cit.p.84

[28] B. Pascal, misère de l’homme sans dieu, P.19

[29] Cité par L. Marin, détruire la peinture, op.cit.

[30] Cité par Koyré, op.cit.p. 67

[31] Voir l’article, sur ce même site.

[32]Marcellus Palingenus (1500-1543) le Zodiaque de la vie,  1534,  Venise

[33] A. Koyré, op.cit.p.164

[34] Il y a de fait un point de fuite, dit zénithal, qui permet les trompes l’œil architecturaux, mais qui se perd dans les cieux.

[35]  H. More, cité par Koyré, op. cit. p.182

[36]  Koyré, idem, p.110