Mesure- chapitre 2

 

Christianisme, modèle et espace – Renaissance.

 

 

 

Introduction.

 

Autour d’auteurs comme Giotto, Van Eyck, Piero Della Francesca, Fra Angelico, Uccello, Leonard de Vinci, Raphaël, Carpaccio etc. il faudra bien sûr des études particulières pour analyser les manières de traiter de l’architecture et des corps ; mais la peinture, devenant un art libéral (ut pictura poesis) est révélatrice de la pensée  sur toute chose, d’autant plus que les analogies du microcosme et du macrocosme dont l’homme est ses belles œuvres sont un maillon ont largement cours chez les néo-platoniciens Marsile Ficin et Pic de la Mirandole, inspirateurs de peintres.

 

Je voudrais aborder sous l’éclairage de la notion de mesure, quelques œuvres d’artistes significatifs et fréquemment cités en référence, dans la plupart des textes sur la Renaissance.

La question essentielle est celle de la transparence, à l’origine de la perspective autant que la vraisemblance.

 

Si la perspective permet une mesure effective d’un monde quantifiable : le sol, sans doute n’en est-ce pas la finalité et ne résout-elle absolument  pas toutes les interrogations des peintres sur le visible.

J’aborderai par ce biais, la symbolique du rapport terrestre/céleste, le débat du dessin et de la couleur, ces deux clefs étant ravivées par l’utilisation de la perspective. Bien entendu se posera la question du point de vue et celle du format, c’est à dire des nouveaux cadres de la peinture.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La question des modèles

 

 

Les siennois

 

Nous avions conclu le précédent chapitre en disant que comme Pétrarque refaisait l’antique, Giotto, par St François d’Assise, refaisait le modèle christique.

Il semble que ce soit autour de ses figures que s’élaborent de nouvelles solutions permettant de sortir de l’impasse stylistique héritée du gothique tardif.

La continuité de l’art italien est plutôt du côté du roman et du préroman : la muralité, la fresque, l’arc plain-cintre, la coupole, ont toujours été présents sur la péninsule ; même aux temps gothiques, à Sienne et Orvieto par exemple.

L’art byzantin est quant à lui héritier de l’antiquité gréco-romaine : «  la tradition byzantine a transmis l’héritage classique à la postérité sous forme d’aliments déshydratés que l’on hérite de famille en famille et qui peuvent être rendus digestibles par l’adjonction d’eau et l’effet de la chaleur » cette citation de Goldsmith est reprise par E. Panofsky[1]. L’eau et l’effet de la chaleur auront pour noms Duccio (Sienne 1255- 1319), Giotto (1267-1337), Pétrarque (Arezzo1304-1374), Boccace (1313-1375)…

En effet, quand Duccio, après Cimabue (1240, Florence-1302) peint encore sur fond doré des figures aux types byzantins, il introduit tout de même le modelé, la sinuosité, l’architecture, la disposition des corps au sol et des expressions et mimiques ; il est déjà donc très éloigné du prototype des icônes, qui sont pourtant par définitions fidèles aux modèles.

Dans le même temps comme l’écrit Michaël Baxandall[2], les modèles sont repris er réévalués par les poètes et la phrase latine, la poésie des anciens, Cicéron et Horace est réévaluée, refaite. Les catégories du discours, la phrase périodique par exemple, comme les notions de composition, de varietas, d’imitation, de mesure, de clarté et de sens sont organisées. Cette quête de règles, de normes reprend bien sûr les modèles antiques des arts plastiques comme Apelle et Zeuxis, Praxitèle et Phidias. Ces fameux et trop fameux Zeuxis et Apelle, peintres d’autant plus fameux que pas une peinture ne peut leur être attribuée, sont les références incontournables de l’époque pour tout auteur abordant la vie, l’imitation, l’habileté, l’illusion, l’idéal.

Les anecdotes ressassées, devenant elles mêmes modèles de discours sur les arts et les mérites comparés (le paragone) de la peinture et de la sculpture sont bien connus, comme celle d’Apelle et de ses raisins trompant les oiseaux, ou de Zeuxis choisissant 5 modèles de femmes pour atteindre le type idéal de beauté.

Que ce soit par les catégories de la poésie ou par les modèles choisis (Apelle et Zeuxis) comme par les valeurs recherchées, l’approche des arts plastiques et de la poésie se confond. Les critères picturaux se retrouvent dans le langage littéraire de l’époque ; figura, status, ingressus (allure), color, lineamenta, forma… et les principes littéraires servent à évaluer les œuvres peintes : ut pictura poesis ; composition, varietas, significans, imitation, clarté, mesure…

Mesure est là emprunté comme terme à l’art de la danse, comme le signale Baxandall.[3] C’est là l’idée de la compensation ; comment un mouvement lent sera rattrapé par une allure preste ou comment une course sera freinée à temps, dans l’espace de la scène et l’unité du temps.

C’est la compréhension fondamentale et absolument différente de la tradition médiévale de la distribution, de l’occupation de l’espace en vides et pleins, de façon équilibrée, harmonieuse éliminant bien entendu la saturation.

La subtile mesure sera reconnue par ses contemporains chez Giotto, et puisqu’il leur faut comparer il sera le nouveau Zeuxis, le nouvel Apelle ! On vantera chez lui la vie, l’illusion, la dextérité ( plus d’ailleurs que la mesure) et la subtilité : «  il avait ramené à la lumière cet art qui de nombreux siècles durant avait été enseveli sous les erreurs de certains qui peignaient plus pour faire plaisir aux yeux des ignorants que pour satisfaire l’intellect des sages » écrit Boccace louant la convenance de Giotto ;  Pétrarque rappelle Giotto dont «  les ignorants ne comprennent pas la beauté alors qu’elle stupéfie les maîtres de l’art » elle les stupéfie tellement d’ailleurs que «  les peintres, bien qu’ils observent avec attention les images célèbres de tous les autres peintres, suivent toutefois les modèles de Giotto, seul ». D’après l’humaniste italien Pier Paolo Vergerio en 1396.

Ainsi, de manière claire comme l’écrit Baxandall[4], Giotto est le sauveur de la peinture : « Il y a d’abord Cimabue, puis il y a Giotto, et enfin de Giotto est issu un groupe de peintres qui furent tous différents les uns des autres » : cette séquence Cimabue, Giotto, Suivants est de la forme Prophète, Sauveur, Disciples, et donc, comme Pétrarque refait Rome, François refait Jésus et Giotto peignant François refaisant Jésus refait Apelle et sauve la peinture…

Derrière ces mythes se retrouvent plus fondamentalement les questions du modèle, de l’imitation et de l’expérience ; reprenons le modèle franciscain : c’est de 1296 à 1299 que   Giotto réalise le premier cycle de la vie de François d’Assise, 70 après sa mort, à Assise même. Mais c’est 5 ans plus tard, qu’il réalise à Padoue, les grandes fresques de la chapelle Scrovegni, consacrées à la vie du christ et à sa généalogie.

D’une certaine façon étonnante, c’est l’inversion d’un modèle car si François refait le christ, Giotto refait le christ d’après François. Il faut rappeler comment François d’Assise recevant les stigmates, est un mythe  fondateur de sa valeur de redoublement et d’imitation de son modèle ; comme la pauvreté, l’errance, les paraboles, les disciples, les miracles etc..

Mais la vision de Giotto sur François tend à modifier l’approche théologique de Jésus ; en peignant la vie de son compatriote et presque contemporain, il l’institue en nouvel exemple, en modèle proche. François d’Assise renouvelle radicalement un christianisme sclérosé et hiérarchisé. Celui-ci s’était installé dans une distance croissante prise dans le temps, avec la figure d’un christ de plus en plus lointain ; cette distance théorisée par l’art gothique, élevant la figure jusqu’à l’abstraction et à la puissance triomphante, fusionnée avec la puissance du père, sans degrés. La distance est encore entre le message d’origine, pauvre et humble et le système clérical fermé et opulent.

En devenant le très bas, proche des hérétiques et des ordres mendiants, François d’Assise remodèle le christ, il l’imite ; « lorsque nous pénétrons dans le monde de Duccio et de Giotto nous avons l’impression de quitter un bateau et de mettre le pied sur la terre ferme » écrit Panofsky[5]. François ramène à terre le modèle christique, il en devient une réplique fidèle au point d’en recevoir les marques, marques du sacré, reçues en une nuit. Comme Constantin, en songe recevait le signe de la croix et de sa puissance, François en extase reçoit les stigmates ;

La conformité certifiée au modèle est instituée à cela près tout de même qu’il n’est pas divin et n’a pas de triple nature ; homme il est mortel, ayant vécu à Assise, en un lieu défini et accessible, arpentable, visible et pérenne. Le christ n’était un modèle qu’en tant qu’il renvoyait immédiatement au père : « qui me voit, voit le père », à la trinité, plus que pour lui-même ; par contre, François devient un modèle de vie, un exemple, il est imitable ;

Ceci reprend d’une certaine manière les thèses cisterciennes antiphilosophiques : «  la règle de vie rend inutile toute recherche philosophique », «  l’amour de dieu est forme supérieure de connaissance ».[6]

Il n’en inscrit pas moins la religion dans le réel, dans le temps, dans le monde peuplé de créatures (y compris animales !) ; c’est d’ailleurs la hiérarchie catholique qui reprendra et  imposera le thème franciscain pour canaliser les excès des ses disciples. C’est ne fait cette inscription manifeste dans la réalité qui bouleverse l’objet de la peinture. De même cette idée de l’exemple ; le théoricien du franciscanisme, Bonaventure (1221-1274) reprend, d’après E. Bréhier[7] l’exemplarisme platonicien : «  les choses sont faites en vue de la gloire de dieu, non pour l’acquérir ou l’augmenter, mais pour la montrer et la communiquer », « toute créature, quelle qu’elle soit est faite pour conduire à dieu », mais l’image elle-même n’est qu’un message et loin de l’iconolâtrie pour Bonaventure, c’est par l’expérience que l’exemple fonctionne. Ainsi François fait l’expérience de Jésus et son modèle doit conduire à l’expérience des vertus. Ceci conduit à l’identification et le modèle ne peut donc pas être inaccessible. L’inscription de François d’Assise dans un lieu, dans une terre, une histoire, une langue, n’est pas de l’ordre du miracle et du simple merveilleux, mais tend à rapprocher le modèle pour en multiplier les réplications ; il est donc clair que tout ce qui aurait pu être banni, par des principes artistiques, byzantins, romans et gothiques notamment autour de la valeur terrestre, la présence du corps réel, la question de l’instant et du particulier, peut être réinvesti de valeurs chrétiennes. Le monde créé redevient une voie d’accès au divin ; le monde créé peut et doit être contemplé puisqu’il montre dieu, selon Bonaventure.

La représentation des corps humains historiquement datés, dans des lieux définis et identifiables, vivant dans un monde créé et servant de modèles imitables est convenable et souhaitable ; Giotto répond bien en effet à ce programme par son travail :

-remplaçant le fond doré par le fond bleu

-affirmant par un modelé, des ombres propres et une pesanteur reliant les corps à la terre.

-restituant par les physionomies, les expressions et les sentiments.

-instaurant un espace mesurable et identifiable par l’architecture et des éléments naturels.

C’est en disposant les corps dans l’espace que Giotto répond d’ailleurs aux critères de mesure, abordés précédemment (chapitre 1).

C’est ainsi que l’espace giottesque est radicalement nouveau ; son inscription dans l’architecture est également remarquable, que ce soit à Assise, Padoue ou Florence. Peintre de fresques il donne à ses figures lumière, aplomb, relief et posture ; ces valeurs sculpturales au service de figures amples et grandes, souvent à l’échelle humaine, inscrivent les personnages non seulement dans l’espace du cadre, mais dans l’espace tridimensionnel des chapelles. «  Giotto dresse des formes pesantes…faites pour rester à la place ou elles ont été posées »[8]. La taille réduite des chapelles, la lisibilité et la prégnance des figures empêchent toute dédifférenciation et perte de sens  de ces figures ; La densité n’est pas dans la prolifération, le déploiement ou la quantité, mais dans la capacité à  restituer un espace de projection.

Giotto n’établit pas d’autres règles que celle de la convenance, de la distribution et de l’inscription dans un espace ; il ne lègue comme seule mesure que sa peinture, qui devient repère et modèle. La fracture du giottisme sera grande, malgré la grande peste noire qui ravage la Toscane en 1348, décimant des générations de peintres ( entre autres). Les histoires de l’art s’accordent à reconnaître qu’alors ce sont les flamands qui purent s’inspirer de Lorenzetti et des français du XIVe siècle comme Jean Pucelle (1300-1355) et continuer à leur manière le giottisme.

 

 

Les flamands

 

«  Les pères de la peinture néerlandaise primitive étaient évidemment attirés par le style roman, en tant que style…contrastant avec la fragilité de filigrane et la complexité du flamboyant par sa robustesse substantielle et l’équilibre de ses constructions ; », c’est ainsi que Panofsky établit une transition et affirme qu’avec Van Eyck (1390–1441), c’est «  l’apparition d’un nouveau style de peinture fondé sur la société triviale…de la ressemblance à la chose à imiter »[9] . L’on ne reconnaît pas d’habitude  à Van Eyck la maîtrise de la perspective artificielle ou perspectiva naturalis et guère plus à Rogier Van der Weyden (1399 -1464), mais pourtant on Italie, «  on estime que Jean de Gaule est le père des peintres de notre époque » écrit Bartolomeo Fazio, élève de Guarino (1374-1460), «  il était quelque peu versé dans les lettres, mais surtout dans la géométrie et dans les arts qui ajoutent de l’ornement à la peinture ». Le même Bartolomeo Fazio écrit sur Van der Weyden : «  Roger de Gaule, élève et compatriote de Jan a produit d’abondants témoignages de son art fors du commun…il y a le christ descendu de la croix et marie sa mère, à la douleur et aux larmes exprimées de telle façon qu’elles ne diffèrent pas dit on de vraies…elle est bouleversée, versant des flots de larmes, mais conservant sa dignité »[10] . Le thème de la déposition de croix et du baiser de Marie à Jésus avait d’ailleurs été introduit par Giotto, malgré la condamnation de l’église de la coutume d’embrasser les morts. Repris ici par Van der Weyden, il est significatif de l’influence, en matière théologique du franciscanisme. Giotto ayant peint de façon quasi-similaire, la mort de François d’Assise ; il s’agit d’une inscription de la passions du christ dans un temps réel et générant des sentiments de compassion, d’identification. C’est autour de la présence du sacré dans l’espace du quotidien que se construit l’art des primitifs flamands.

La description du monde est légitime, lorsque le sacré le visite. Cette description par le détail, n’a pas valeur de connaissance, n’est pas non plus objet sacré, «  pourvu que nous percevions ces peintures faites de main d’homme, non comme quelque chose de divin mais comme une similitude de la providence des dispositions et de l’ordre de dieu, puisqu’elles représentent, non l’essence de dieu, mais les tourbillons sinueux des affaires humaines  »[11].

Cette légitimation des œuvres humaines se confrontant au divin, non dans l’imitation de sa toute puissance, ni la représentation de sa figure ouvre la voie d’un art au programme plus vaste, mais tenu par la convenance. A la description du réel, doit répondre la convenance des émotions et le respect de l’ordre de dieu. Van Eyck ne théorise pas la perspective ; il pousse pourrait on dire le plus loin possible, l’empirisme de la perspective naturelle, mais il semble évidemment penser de façon extraordinairement subtile, les nouveaux paradoxes de ces nouvelles mesures.

Comment concilier la  présence du divin dans les limites d’un espace quantifié ? Comme l’écrit E. Panofsky : «  Giotto s’efforçait de conquérir la troisième dimension en manipulant le contenu plastique de l’espace, espace engendré par des solides », « l’ars novae de Van Eyck et du nord, instaure l’espace comme un milieu continu et tridimensionnel »[12],  Van Eyck élabore cette transparence particulière faisant du cadre, non une simple boîte ouverte, tels ses prédécesseurs, mais une véritable fenêtre sur un monde reconstruit.

Van Eyck devra pour respecter les convenances et hiérarchies entre le divin, le sacré d’une part et l’humain d’autre part, instaurer un ordre nouveau dans ce continuum spatial ; la cohérence de l’espace contraint à une mise en scène héritée du moyen âge, hiérarchique et symétrique. De même tout être étant ramené à dieu, il faut que la description du monde  soit à la mesure de sa  diversité, de sa beauté et de sa révélation. C’est pourquoi on retrouve chez les primitifs flamands, dans un nouvel espace, une tendance héritée des arts médiévaux à la multiplication des détails, à la quantité et au dénombrement.

L’objet  tableau est un microcosme et si les peintres ne mesurent pas encore le monde, leur perspective est encore empirique, ils tâchent de le restituer, de le montrer dans son unité, sa diversité et sa relation au dieu. La peinture tente de devenir un condensé du monde, du monde créé, incluant le monde céleste ; dans ce dialogue nous verrons comment il semble que bien que nombre d’auteurs leur dénient une maîtrise pensée de la perspective, il apparaît assez clairement que Van Eyck déjà comprenne la place du point de fuite selon une valeur symbolique.

La perspective de Van Eyck est  la perspective naturelle avant tout, c'est-à-dire la transparence, la durch-sehung de Dürer ; avant d’être une mesure, elle est une qualité.

Il n’est donc pas étonnant que Van Eyck soit l’inventeur du glacis, des fines couches de couleur transparentes, qui sont comme des étapes successives, du corps mat de la peinture-pâte jusqu’à la lumière. Véritable transcendance de la matière rendue presque invisible, et du geste pictural na laissant aucune trace, il y a une cohérence parfaite soumettant toute réalité quantitative  matières, corps et sol à une réalité pensée comme supérieure, la transparence, l’aérien, le céleste, le lumineux.

Le corollaire évident de la transparence est la question du spectateur, car cette peinture est transparente, mais pour qui ? Elle est une invite à se placer et à plonger du regard au-delà du plan du tableau ; au contraire de la fresque qui par sa matière et son étendue s’interpose manifestement. La peinture flamande invite jusqu’à l’illusion. Nous pouvons voir là aussi la raison des premiers plans en architecture et en damiers, qui semblent prolonger l’espace du spectateur ; c’est un passage.

De la même faon que le spectateur passe progressivement du premier plan, d’un espace quantitatif et mesuré, le carrelage, l’architecture …jusqu’aux lointains lumineux des horizons, la matière, les corps de la peinture, par la profondeur des glacis restitue la lumière ; on peut traverser les couleurs du regard, grâce aux subtiles superpositions.

Voyons comment ce passage dialogue ; du corps à la lumière, du proche au lointain, du sol au céleste et surtout, avec Van Eyck, du profane au sacré.

Dans le très fameux tableau de la vierge au chancelier Rolin, les regards se croisent ; le notre, vers l’horizon, perpendiculaire au plan de la toile croise le regard de Rolin (à gauche) vers Marie (à droite). Or de même que l’horizon est noyé dans une lumière confondant tout repère et point de fuite, pourtant présent , le regard de Rolin semble flotter et ne pas se poser réellement sur Marie et Jésus ;

Or lu point de fuite est bien à l’horizon, il est horizon mais aussi origine de l’espace au sol, du monde intelligible et mesurable ; sur l’horizon il est à la rencontre du terrestre et du céleste.

On peut sans s’égarer, dire que Marie, mater, matière porte le point de rencontre avec le divin, à savoir son fils, Jésus ; il est l’origine des règles chrétiennes et du nouvel ordre, après l’ancien testament.

Nous pensons qu’il est incontestable que dans cette ouvre de Van Eyck, ou le point de fuite est clairement unique ( ce qui n’est pas le cas dans d’autre : le chanoine van Paele, les Arnolfini…) il y a une volonté manifeste de lui aire jouer un rôle symbolique, celui de commencement et de fin.

Ce point évanescent (vanishing point en anglais) devient une nouvelle figure christique qui comme Jésus disparaît tout en organisant le monde, qui est proprement hors de portée mais non hors de vue puisqu’à hauteur précisément du regard, et que ce point est même notre projection à l’horizon ; par ailleurs, c’est vers lui que convergent toute les lignes de construction, tous les regards. Il rayonne et organise l’espace.

Il est évident dans ce tableau, que c’est  cet infini qui sépare dans le plan carré du tableau, Rolin de la Vierge , au milieu de l’arcade centrale ; sorte de siphon, qui égare la prétention du profane à contempler le divin à égalité. Par ailleurs, constatons comment cet horizon ( et donc ce point de fuite) est à hauteur des yeux de Rolin, jusqu’à Marie ;

Van Eyck résout admirablement les paradoxes de cet espace continu et unique, homogène, en le hiérarchisant discrètement : nous passons de l’architecture mesurée et intime ( la pièce) au jardin, puis à la ville, puis au bocage, puis aux friches, puis aux montagnes, puis au ciel, en suivant le chemin lumineux et pur du cours d’eau.

La peinture de Va Eyck est admirable par sa cohérence, et génère une fascination, car outre le génie de la construction et l’agencement des rapports entre le terrestre et le céleste, la matière et la lumière, Van Eyck ( et ses congénères) est en mesure de produire un objet peint concentrant sur lui les complexités théologique de l’époque, l’émerveillement, l’admiration devant le monde.

Il s’agir d’un objet unique, un simple panneau de bois, transportable, qui multiplie la valeur du réel par l’illusion jusqu’à la perfection.

Qui réorganise un discours symbolique et didactique, par sa lisibilité, sa composition limpide dans un nouvel espace et une iconographie cohérente.

Qui tend à l’irrationnel par sa mise en scène de l’incommensurable, du divin, tout autant par sa virtuosité illusionniste, transcendant tout à fait le travail , le labeur, le métier, le  geste, le corps.

Nous pouvons voir ici, à la différence de toutes les autres pratiques médiévales qui s’inscrivaient dans des ensembles, une modernité incontestable et une autonomie, en effet, pour atteindre densité, et intensité, les arts médiévaux étaient contraints au déploiement ou à l’entassement plus ou moins cohérent de couches et de strates de sens. Les panneaux peints de Jan Van Eyck atteignent la véritable densité, car le déploiement n’est plus nécessaire et cette densité échappe à la saturation, contenant en elle un univers céleste, aérien et incommensurable, au-delà de l’horizon.

Cette nouvelle pratique de la mise en scène dans un espace tridimensionnel figuré, ouvre donc, avant même une codification stricte (de la perspectiva artificialis) des possibilités de développement extraordinaires. Ce qui domine ici, ce n’est pas la mesure de l’espace ouvert et l’illusion de la représentation, mais c’est avant tout la notion de transparence. Non seulement les développements de la peinture sont ouverts dans cette voie, mais encore, l’attention au monde et à la perception visuelle ouvre la voie à l’épanouissement thématique de la peinture ; il y a des genres qui se développent, et ce dès les primitifs flamands, que l’on verra se répandre de manière autonome ; la question du portrait comme du paysage, de la scène de genre et de la nature morte. Le technique du trompe l’œil comme questionnement métaphysique n’est pas loin et l’on devine les vanités à venir. Le regard, devant une œuvre de van Eyck, peut clairement isoler un détail et en faire une partie presqu’autonome.

 

 

Florence.

 

Je me suis permis ce développement autour de Van Eyck, car il n’y a pas chez lui de maîtrise théorique de la perspective artificielle comme mesure du monde. Je voudrais montrer avec Panofsky, Francastel et Damisch, que si la perspective est une pratique ouverte, tantôt empirique, tantôt passe temps pour décorateurs (comme le disait Donatello à Uccello), tantôt règle absolue de composition, tantôt impasse totale pour le peintre et le coloriste, ainsi, malgré ces divers chemins, la perspective s’est imposée comme une pratique en mesure de renouveler totalement l’art de la composition picturale :

-combinant la géométrie du plan et la géométrie dans l’espace, la projection.

-instituant de fait, par sa cohérence, la notion fondamentale de point de vue sur le monde.

-captant une symbolique, du fini et de l’infini, du terrestre et du céleste, du limité et de l’illimité.

-instaurant un découpage horizontal du plan du tableau par la figure de l’horizon.

-de part ses aberrations optiques, contraignant à instaurer une échelle dans la vision.[13]

-cette échelle de l’œuvre peinte trouve ses bornes dans le cadre et le format ; il en découle un dialogue permanent, dans les images et l’iconographie avec les fenêtres, cadres, miroirs et portes.

 

Enfin, et cette question n’est pas la moindre : le réseau linéaire de la construction en perspective, sa prétention à borner, à disposer des formes définies dans un espace ont soumis toutes les pratiques picturales, comme celle de la couleur et de la lumière, à l’art du dessin.

 

Nous verrons comment tous les coloristes ont cherché justement à détruire les règles établies afin de déborder au sens strict ; de Vinci à Titien et Véronèse, tout comme Rembrandt, Rubens, Watteau, Turner, Manet, Monet, matisse, Malevitch et Kandinsky ; ils ont cherché à dérober le sol à la vue afin de se libérer de toute contrainte formelle. Le sol c’est la matière, la matrice, la forme, le corps et donc le dessin, la ligne et le lieu de l’ombre.

La perspective ne peut que mesurer une portion limitée de cet espace ;

A cet égard, rappelons comment dans l’expérience de Brunelleschi sur la place de florence, est résolue la question du ciel.[14]

Au dessus du baptistère qu’il a reproduit fidèlement selon des règles optiques de la perspective linéaire (artificielle) il dispose un miroir, qui reflétant le ciel et les nuages, restitue la parfaite illusion. Il y a bien deux domaines ici délimités : le sol et l’architecture d’une part, qui sont quantifiables et mesurables et le ciel qui échappant à la mesure, échappe au dessin.

Ceci tend à confirmer les enjeux sous jacents dans la pratique picturale de l’espace tridimensionnel continu et cohérent. Les limites avouées dès l’origine, de la perspectiva artificialis, les valeurs symboliques du terrestre et du céleste ainsi que la question ( dispute) du dessin et de la couleur. M. Baxandall[15], en citant Giovanni di Ravenna (1344-1408) pose en d’autres termes la question : «  si on expose un tableau, le spectateur cultivé appréciera moins la délicatesse des couleurs que l’agencement et les proportions des nombres, tandis que le spectateur inculte n’est attiré que par la couleur » .Après une discussion complexe sur les valeurs respectives des couleurs et leur classement impossible, Bartolomeo da Sassoferrato ( 1314-1357) conclut : «  il est parfaitement stupide de poser quelque loi que ce soit sur la dignité des couleurs » .[16]

Le peintre se trouve d’emblée contraint à voir mépriser par le discours cette part pourtant fondamentale de sa pratique, justement parce qu’elle échappe à la règle et au discours.

 

Si donc l’espace existe comme sol, comme lieu de l’expérience, il devient objet. Cet objet n’est pas imité par la perspective artificielle dit H. Damisch[17], il est feint et pour mieux le feindre, on s’intéresse, non pas à lui-même mais aux corps qu’il contient : volumes géométriques et lieux bâtis. Si l’on suit cette idée, Van Eyck privilégie la transparence comme radicalisation de la projection mentale héritée du giottisme et Brunelleschi, puis Alberti privilégient la volumétrie du même Giotto, pour le mettre en forme, en ordre. Panofsky écrit : « Brunelleschi et Alberti traduisent cette transparence par la percée[18] ».

Il en résulte de toutes façons l’implication du spectateur ; la volumétrie réglée par Brunelleschi ne fonctionnant dans ses expériences qu’à condition d’occuper un point de vue précis : œilleton percé dans le petit tableau, face à un miroir, ou placé à bonne distance du tableau, posé in situ, piazza Della Signoria ;

Une des conséquences immédiates de cette notion de point de vue sera celle du cadre, de l’écran, de la tablette…en d’autres termes, de la surface plane qui viendra interrompre la pyramide des rayons visuels. Il est évident que cette question ne s’était jamais posée ences termes et qu’aucun jugement dernier médiéval n’était supposé être vu par une fenêtre !!

Voici donc la peinture bornée, bornée par le point de fuite, clouant l’espace en l’orientant ; bornée au devant, car visible et lisible selon un point de vue déductible et bornée dans le plan par les bords : «  je trouve un rectangle de la taille qui me plait et j’imagine que c’est une fenêtre ouverte »[19].

Autre donnée : la perspective artificielle, ne peut exister et n’a de raison d’être que dans un espace construit ; en effet, elle n’est  en mesure de restituer à peu près fidèlement qu’un sol plan, parfaitement horizontal et des constructions orthogonales agencées géométriquement. Cette perspective est la projection sur un plan ordonné (rectangle plat et orienté) d’un espace déjà construit, occupé, réglé, mesuré, agencé.

Les règles une fois établies par Alberti, permettent bien entendu de reconstruire et de feindre un tel espace, mais ne permettent pas, à leurs débuts, de mesurer l’espace tridimensionnel tel qu’il est, avec ses accidents, sinuosités, courbes, obliques.

Nous aborderons plus loin, la manière dont cette perspective permettra cependant de projeter une sorte de cube virtuel dans lequel viendrons s’inscrire, même les accidents du sol, notamment avec Mantegna et Bellini. Autour d’Alberti il ne s’agit que de feindre un espace idéalisé dont l’idéal est une mesure toute humaine ayant pour modèle la géométrie et non pas un chaos divers dont l’ordre échapperait.

La perspective d’Alberti est en fait une sorte de miroir flatteur du génie humain : «  aussi longtemps qu’il respire, mépriser le corps, c’est mépriser la vie.. »[20]

Mais ce génie se manifeste dans les mathématiques, et la géométrie est la lumière divine, ainsi retourne t’on à l’origine, et se justifie la célébration picturale de l’échelle humaine. La place occupée par les mathématiques et la géométrie est fondamentale dans tous les textes de l’Académie néoplatonicienne de Marsile Ficin et Pic de la Mirandole. Alberti, comme Piero Della Francesca ont produit à ce sujet des textes et des travaux éclairants. Piero Della Francesca lui-même ayant été le maître de Luca Pacioli, mathématicien auteur de la Divine proportion, illustré plus tard par Leonard de Vinci. Piero Della Francesca est l’auteur d’un Traité sur la géométrie et les cinq corps réguliers, d’un Traité sur la géométrie des peintres et d’un Traité sur les aplombs et mouvements, tous hélas disparus.

Panofsky en parle ainsi : «  l’ordre de la lumière, lucidus ordo, un ordre défini, par la lumière de l’esprit, un ordre calculé de toutes parts, mais qui n’a pas son propre calcul pour objet et qui tend à l’homme même, l’homme comme figure exemplaire du monde, vidé de son tumulte, apaisé de ses convulsions, possesseur rayonnant du jardin de la terre… » ; Piero fait donc table rase d ‘un sol chaotique : « il s’agit d’une manière concertée et mesurable de répartir, de mosaïquer toute apparence possible sur une surface selon les règles qui sont celles de l’œuvre d’art et auxquelles la nature n’obéit jamais. »[21]

« Une corporéité- et ce St François a quelque chose de dense et n’est-ce  pas là un privilège que tous les St François, même les plus médiocres garderont » ainsi s’exprime R. Longhi.

Nous retrouvons bien , autour d’un personnage source ; cette densité, manifeste dans cet espace reconstruit, ce « cube » intense et dense de sens possibles. Piero Della Francesca, maître de la perspective, exact contemporain d’Alberti (1404-1472), s’il adopte l’ordre perspectif maintient de façon évidente, une tradition de la composition plane. Cet aspect de la renaissance est peu développé chez les auteurs, il est pourtant clair que la progressive maîtrise de la représentation d’un espace tridimensionnel ordonné n’a jamais fait disparaître ni le plan du tableau, ni sa forme. Or les peintres, s’ils ont charge de la transparence et de la perspective, ont aussi charge du plan et de l’opacité.

Si la composition est depuis Giotto et Alberti, comme le signale Baxandall, affaire de dispositions dans la profondeur et de la gestion harmonieuse des vides de cet espace, elle se traduit bien entendu, de par la projection sur la surface/écran du tableau en termes plans. De même, la forme de la fameuse fenêtre devient une question fondamentale ;

Si nombre de formats n’ont pas forme de rectangle, pourquoi ? Nous devons constater le silence de nombreux auteurs sur cette importante question. Même M. Baxandall, est silencieux sur la composition ; Quand nous décomposons en formes géométriques simples ces formats ( tableaux d’autel, polyptiques…) nous retrouvons de façon récurrente et presque systématique, les carrés, cercles et triangles équilatéraux.

Ces formats reprennent clairement l’architecture, comme modèle et sont comme la façade d’un édifice ou nous sommes invités ç rentrer, où que nous sommes invités à contempler. Par exemple, la fameuse crucifixion de Masaccio à Florence. La symétrie romane des cercles, carrés, triangles équilatéraux et même polygones réguliers se retrouve entièrement. Cette grille symbolique déjà étudiée dans le chapitre précédent, et qui permit d’élever tant d’édifices, se retrouve donc dans la peinture de la Renaissance.

Il est intéressant de constater qu’outre la construction d’un format, d’une fenêtre, d’une porte ou d’une baie, ces édifices dessinent la disposition des corps dans le plan de la toile ; le passage de cette géométrie plane à une géométrie dans l’espace, en profondeur, est une des obsessions des artistes mathématiciens de la Renaissance (Bellini, Carpaccio, Ghirlandajo, Mantegna, puis Raphaël)[22]

Les conjonctions et correspondances de points remarquables sont sources d’émerveillement et de spéculation, justifiant pleinement l’audace de la projection en profondeur ;

En collant au sens strict à la tradition symbolique héritée de l’architecture romane, la perspective artificielle peut être investie de cette symbolique et échapper au piège de la manie et de la recette purement illusionniste de la perspective, qui fut aussi jeu profane et virtuose de marqueteurs.

Ceci est une façon de répondre au programme de Marsile Ficin et de ses disciples, rappelé ainsi par Panofsky : «  l’amor divinus prend la forme d’amor humanus jusqu’à la contemplation extatique, transcendant non seulement la perception mais même la raison », on pourrait dire par conséquent, que la perspective artificielle, si humaine et relative ( au corps, au terrestre, au quantifiable) rencontre à la surface du tableau, l’harmonie parfaite de la géométrie plane, abstraite et divine.

Voici pour la perspective et les peintres deux bornes transcendantes :

-la géométrie plane du plan et de la forme du tableau ; ordonnée par le nombre d’or et la divine proportion.

-le point de fuite, point évanescent, rencontre virtuelle du céleste et du terrestre, indéfinissable et pourtant à l’origine de tout espace reconstruit.

La cohérence est absolue, quand le point de fuite rencontre le nombre d’or et/ou un point significatif de la construction géométrique plane et de la figure représentée.

Van Eyck, Fra Angelico, Piero Della Francesca, Carpaccio, seront des adeptes résolus et décidés de cette approche. Cet agencement complexe atteindra son apogée dans les stanze du Vatican, notamment la chambre de la Signature, par Raphaël ; le programme de la vérité révélée et de la vérité naturelle, croisé avec les notions de bien et de beau font un ensemble complet et abouti.

 

Dans l’Annonciation de Della Francesca, l’intensité symbolique du point de fuite était manifeste ; le point de fuite, entre Marie et Gabriel ; en suspension, au centre d’une construction géométrique, dont les colonnes, encadrant les lignes de fuites, forment un rectangle de marbre  délibérément flou, composé de deux triangles équilatéraux se rencontrant, sur le point de fuite ; rencontre du haut et du bas, du terrestre et du céleste, de l’humain ( Marie) et du divin ( Gabriel), du premier plan à l’infini etc…C’est la même symbolique que Van Eyck dans la vierge au chancelier Rolin . Dans la flagellation du Christ, Piero Della Francesca essaye une autre formule possible ; là, le point de fuite sépare le profane du sacré, le présent du passé, selon un axe vertical et permet d’inverser la taille hiérarchique héritée de Rome, tout comme la position centrale dominante jusqu’alors. Les personnages profanes et mal identifiés, sont au premier plan, première place toute formelle, car la perspective linéaire, désigne clairement la scène fondamentale, à l’arrière plan.

Il y a cohérence avec le contenu iconographique, puisqu’au moment ou Jésus est humilié (flagellation), il est petit dans le monde réel, celui de Pilate, mais se rapproche de l’origine ( son père, le dieu) c’est à dire le point de fuite ; il se rapproche aussi bien entendu de sa mise à mort.

C’est dans cette flagellation que Piero Della Francesca est le plus audacieux quant à la composition et l’agencement des vides. Il répond en cela à son contemporain Alberti, qui «  blâme les peintres qui pour exhiber une invention fertile ne laissent aucun vide dans leur peinture, qui oublient toute dignité et se perdent dans le désordre de l’improvisation…Il faut une solitude à l’image, des espaces en guise de pause pour que chaque forme ressorte avec vigueur »[23]. Remarquable clarté dans une véritable théorisation de la mesure, au sens de la composition dans l’espace, gérant les intervalles. C’est aussi un parti pris évident pour la forme claire et lisible, faisant sens, la gestalt. Cette même lisibilité se devant d’être renforcée par le modelé, « la couleur ne se suffisant pas à elle-même »[24].

 

Revenons au point de fuite, car il y a cohérence entre sa conception et l’organisation de l’ensemble du tableau. En effet, ce point est un paradoxe, il est impossible de le figurer, il est nécessairement virtuel et pourtant désigné. Ce point qui doit ouvrir et construire, pris strictement comme point de rencontre des lignes de construction, devient un obstacle, une fin.

Ce n’est sans doute pas un hasard s’il est systématiquement caché et masqué dans la plupart des œuvres, car avec le Déluge de Paolo Uccello (contemporain et compatriote de Piero), la construction est close. Seule peinture de la Renaissance osant figurer ainsi une continuité du premier plan à l’arrière plan, jusqu’au point de fuite ; c’est une peinture au contenu totalement visionnaire, irrationnel et pessimiste, d’un déluge sas fin. Uccello désigne ici les limites de la règle, inversant ses fonctions, car ayant pour fonction théorique la mesure et la mise en ordre, cette règle porte en elle sa folie ; le point de fuite comme point fou[25].

Notons la cohérence de l’ensemble, pas de ciel ouvert, il est sombre, bouché ; les corps sont figés, sans couleurs, pétrifiés, emportés, dans des carcans et les tores des mazzochios. Uccello, maître amoureux pourtant de la perspective selon Vasari, en connaît les vertiges.

Cette perspective, dans ses batailles, ne semble en fait ne jouer qu’une fonction annexe.[26] Tout horizon est bouché, les cieux sont absents remplacés par des scènes de chasse et de traque, alors que les hommes sont réduits à l’état de pantins et sont à peine discernables dans un univers sombre, sans couleurs, chaotique et saturé.

On peut croire que la perspective des peintres, bien que parfaitement maîtrisée, n’est pas en elle-même suffisante pour imposer un contenu.

 

 

Vinci

 

Cette mesure, mise en ordre n’a pas forcément le sens que Piero, Alberti et les néo platonicien lui assignent. Uccello, un des maîtres du dessin en  perspective, soit le pervertit jusqu’à la démesure fantastique et pessimiste, soit nie par les cieux bouchés, le concept d’horizon, fondateur premier de toute perspective, par définition ; ce pessimisme marginal d’Uccello (qui le fit s’éloigner des cercles humanistes et chrétiens) se retrouve d’une certaine façon chez léonard de Vinci qui se trouva proprement incapable de conclure sereinement toutes ses tentatives de compositions en perspective. Le dessin de la nativité – inachevé) tend au fantastique et se trouve être cohérent avec le thème, si l’on reprend l’idée de nativité et d’origine, si l’on reprend l’idée du point de fuite comme figure christique ; pourtant léonard de Vinci le dit lui-même, le dessin est une limite, c’est ce qui désigne, or on ne peut limiter ce qui est infini «  ce qui est infini ne se peut borner »[27], aussi le point de fuite est intolérable comme figure, et plus encore toute composition ligneuse, c'est-à-dire enfermée dans les contours du dessin.

Cette fondation théorique du sfumato de Vinci et de la lumière estompant toute frontière, explique pourquoi léonard choisit finalement les paysages brumeux et sauvages, sans aucune architecture, sans mesures possibles ainsi que des portraits sans traits ! Lui le dessinateur prodigieux, le continuateur des théories sur la perspective, les nie de fait en peinture. Il préfère l’indéfini, l’irrationnel, al couleur et la lumière au discours, à la raison, au dessin. C’est un paradoxe intéressant, car il éclaire la question du débat  dessin/couleur ; la couleur n’étant capable que de séduire les ignorants selon la tradition humaniste, à l’inverse du dessin ; Vinci avait pris parti dans le paragone, nettement  en faveur de la peinture, comme supérieure à la poésie et aux arts libéraux. Mais ce débat du dessin et de la couleur chez Léonard est éclairé par ses caricatures ;

Au dessin le réel dans sa trivialité, le dénombrement des tares, comme la mesure des espaces limités ; au dessin les machines et inventions, la vieillesse, les passions, la laideur, l’ordure.

A la peinture la lumière, la nature incommensurable, l’infini, le visage androgyne souriant, la Joconde (gioconda= joyeuse) ou l’ange.

A sa manière, c’est aussi l’œuvre de Fra Angelico qui , maître de la perspective reconnu comme tel , fait disparaître tout espace construit dans le couronnement de la vierge, cassant la succession des plans par des auréoles non elliptiques et dorées, cassant les reliefs par ses marbres colorés, baignant les corps dans une lumière irradiante et diffuse. La aussi, quasi absence d’ombre propre et portée ; déni de l’inscription de ces corps dans l’espace ; l’intensité des couleurs comme négation des modelés ; c'est-à-dire de leur caractère de masse pesante ;

La composition pyramidale comme résurgence évidente des compositions hiérarchiques planes médiévales.

Michel Ange disait d’Angelico, qu’il avait dû visiter le paradis pour faire de si lumineuses figures. Voilà qui explique peut être les distances qu’il prend avec toutes mesures.

Cette remarque de Michel ange est d’ailleurs significative, lui qui a brisé tous les cadres er fenêtres pour s’échapper de la carcer terreno, la prison terrestre qu’est le corps. Michel Ange, souligne bien que le cadre, le corps et la terre sont conjoints dans l’art de peindre.

Pour conclure si cela est possible, on peut remarquer comment la densité du principe pictural de la Renaissance permet de contenir des folies mystiques comme celles d’Angelico et pessimistes comme celles d’Uccello et Bosch ;

Cette densité, contenant la terre et le ciel, le réel et l’irrationnel, permet de privilégier les transparences célestes et colorées de mystiques ou les lointains, sombres et terrestres des misanthropes ; ce n’est presque qu’une question de direction des regards.

La tradition fondatrice de la peinture est-elle contenue, par essence puisqu’il y a projection du spectateur dans la fiction ; il y a forcément discours, car parcours guidé dans cette virtualité entre ciel et terre.

Le dérèglement des codes organisé par Jérôme Bosch, l’irruption des phantasmes et des traditions populaires, sur cette terre déréglée, sans perspective car trop panoramique, l’horizon frôlant le bord supérieur des cadres, est une réponse au millénarisme angoissé de Sébastian Brandt et de sa nef des fous comme aux prédications hallucinées de Savonarole. Ces années 90 du quattrocento voient en effet s’épanouir des systèmes de pensée, des philosophies et des styles de plus en plus variés et autonomes.

La conciliation Platon/Aristote au sein du christianisme, par Ficin et Pic de la Mirandole, nourrit un humanisme de moins en moins dogmatique dans le catholicisme.

Conciliation dont l’art de Piero Della Francesca et Alberti sont des exemples parfaits ; les formes géométriques parfaites du plan, de la toile, sont comme les idées platoniciennes épousant la perspectiva artificialis, ordonnancement  aristotélicienne du monde créé, selon la divine proportion de la section d’or ;

Cette machinerie concertée selon Alberti, cité par H. Damisch[28], répond au programme de la peinture et de ses trois vertus : morale, c’est le mystère divin ; intellectuelle car concertée et naturelle comme machinerie ; trois vertus que réclamait Léonardo Bruni (1370-1444) pour l’art de peindre ;

La construction d’un tel système, à variables, explique également le fait que les plus radicaux ennemis de la pensée humaniste, tel Savonarole, ne purent  théoriser réellement un iconoclasme absolu, malgré leurs bûchers et autodafés. Savonarole dénonça surtout les excès, les peintures profanes, mais pas la peinture religieuse en tant que telle ;

La peinture acquiert de ce fait, de cette cohérence, le statut d’art libéral, comme le dit André Chastel[29] et se garantit donc contre les impasses.

L’iconoclasme relatif de la Réforme ne fera qu’infléchir certaines pratiques picturales et amènera l’art de la peinture à se constituer encore plus en système autonome.

 

Nous n’avons pas abordé la mesure du corps, question amorcée par l’anecdote de Zeuxis sur le corps idéal. Dürer et Vinci s’y sont attachés, mais nous pourrions dire que la peinture étant devenu un art libéral, architecture et anatomie sont traités dans des termes exactement semblables, comme éléments de la continuité du microcosme et du macrocosme. Nous avons développé ce thème dans le texte sur L’Ecole d’Athènes de Raphaël.



[1] E. Panofsky, la renaissance et ses avant-courriers, éd. Champs- Flammarion ;

[2] M. Baxandall, ut pictura poesis, éd….

[3] idem

[4] Baxandall, op. cit.

[5] Panofsky, op. cit. p.243

[6] Bernard de Cîteaux- voir chap 1

[7] Bréhier, la philosophie du moyen-âge, éd.

[8] H. Focillon, l’art religieux gothique.

[9] E. Panofsky, op.cit. p. 303

[10] P.135

[11] Caluccio Sakutati, 1331-1406, admirateur de Pétrarque.

[12] E. Panofsky, op.cit.

[13] Pour une vision trop proche, comme pour une vision d e grand angle, la perspective dite conique débouche sur des aberrations littérales, notamment pour les figures latérales. La rigueur voudrait en effet une perspective courbée, que l’on appelle fish eye en photographie. Seul Breughel aborde réellement la question.

[14] Cité par H. Damisch, les origines de la perspective. Champs- Flammarion.

[15] M. Baxandall, op.cit.

[16] Idem.

[17] H. Damisch, op.cit

[18] Panofsky, op.cit.

[19] Alberti, De pictura, op.cit.

[20] Alberti, de pictura op.cit.

[21] H. Focillon

[22] Voir article sur Raphaêl et l’Ecole d’Athènes.

[23] Alberti, De Pictura, éd.

[24] idem

[25] Damisch, op. cit. p.77

[26] Voir l’article sur la  paix par épuisement.

[27] Vinci, carnets, éd. Imaginaire Gallimard.

[28] H. Damisch, les origines de la perspective, p. cit.

[29] A. Chastel, Mythes et crises de la Renaissance.