VELASQUEZ (1599-1660) et la bipolarité
Par olivier jullien le jeudi, septembre 2 2010, 15:53 - conférences - Lien permanent
VELASQUEZ (1599-1660) et la bipolarité
La
grande cohérence des principes artistiques qui fit
Les mathématiques et la géométrie qui permettaient
d'ordonner le programme esthétique et théologique de
La période maniériste, se distingue assez nettement et ce, dès Michel Ange et Tintoret, par des pratiques autres : basculement des corps, incohérence des lumières, éclatement des cadres, déstabilisation du spectateur, contre-plongées, plafonds peints, accentuation des qualités de surfaces et d'apparence : peaux, drapés, poses, éclats des lumières, brillances, arabesques, acidité des couleurs, virtuosité (maniera), tendance à la disparition de l'architecture et du point de fuite comme fondateur. Le maniérisme a privilégié l'apparence, le visible jusque dans ses limites et excès. Ainsi, au XVIIe l'héritage est il difficile à assurer tant les pratiques picturales se sont différenciées. En fait, et cela mérite développement, le repère essentiel pour toute peinture au XVIIe est maintenant celui de la vision. Poussin décrivant l'art de peindre, simplement comme suit : « l'art de représenter les choses visibles sous le soleil », Ambition vaste et modeste tout à la fois car interrogeant de fait la validité même du visible et de ce qui le rend visible : la lumière.
On
pourrait, pour résumer dire que les artistes caravagesques, dits réalistes ont pris le parti de rejeter
dans la pénombre absolue tout ce qui pouvait être douteux d'une part ou infini d'autre
part, infini et in-défini se rejoignant précisément par cette absence, cette
invisibilité. La vision ne témoignant que de choses sûres, n'embrasse alors
qu'un espace limité : le premier plan. La validité du visible étant d'ailleurs
clairement associé à la dimension terrienne, terrestre : corps modelés, ombres
portées, compositions stables. Nombre d'œuvres de Caravage, De
La vision en question
L'indéfinition
et l'angoisse associées à tout ce qui s'éloigne des corps, sont en fait les
signes manifestes d'une défiance de fait à l'égard de la vision elle même,
comme sens incapable d'appréhender les lointains ! La récurrence du thème des aveugles chez De
Ni l'étendue dans le plan (vertical), ni la
position dans la profondeur, ne sont réglées. C'est pourquoi les peintures de
chiaroscuristes recèlent cette superbe tension absolue ; cette charge reposant
sur les seules figures. Ces figures très terrestres, mais flottant dans des
espaces indéfinis, renvoient bien sûr aux recherches de leurs contemporains
astronomes, sur la place de
Je
propose par exemple le point de vue de Marcellus Palingenus (1500-1543) dont le
Zodiaque de la vie, parait en 1534 à
Venise et sera édité et traduit des dizaines de fois : « A l'astre que nous habitons, préside la divinité de l'ordre le plus
inférieur, parce que son empire est au dessous de nuées et que c'est elle qui
produit les habitants de
Esthétique des choses terrestres
Cette opposition radicale entre la réalité perceptible des pauvres choses
terrestres et la véritable lumière, est aussi bien entendu le programme
esthétique des vanités en peinture et
des trompes- l'œil, l'illusion étant
la meilleure preuve des limites du sens de la vue. Il n'est pas étonnant que
ces textes de Palingenus aient été très en vogue chez les protestants et
puissent éclairer également la peinture des caravagesques ; peinture
s'inscrivant si bien dans le cadre de
Nous voyons donc émerger nettement, une
esthétique que je dirais terrienne et qui parfois se pose la question de la
valeur même de cet univers, de ce monde .Si il est bas et laid il est néanmoins
proche, il a cet avantage d'être là, même si il n'est pas si sûr. La lumière de
cet univers terrestre peint est une lumière rare, découpant chez De
Ce n'est jamais une lumière permettant d'accéder aux choses lointaines,
aux au-delà,
même sur terre. Que ni Caravage, ni De
Dans un univers mécaniquement parfait, centré et hiérarchisé au XVe et XVIe, les artistes avaient par le point de fuite et le dégradé atmosphérique, réussi à conjuguer harmonieusement. la rencontre du terrestre et du céleste en leur assignant des valeurs chrétiennes de lien : le point de fuite comme figure christique, la lumière comme Saint-Esprit, etc.
Cette relation devient
progressivement problématique au XVIIe siècle, le doute s'installant quant à
l'ordre de la mécanique de l'Univers. La belle hiérarchie centrée - Terre,
Soleil, Empyrée - est relativisée tant par les conceptions d'un Univers infini
que par les hélio-centristes. Il n'est pas étonnant que dans cette situation de
doute, les artistes aient quasiment évité la confrontation. Par exemple, les
artistes du clair-obscur éliminent toute part céleste ou solaire, la lumière
elle-même prend une valeur métaphorique ambiguë, puisque la pénombre devient
aussi figure de l'immensité et ce qui est éclairé est éphémère, voire même
laid.
Les dilatations baroques
Les artistes du baroque
lyrique choisissent visiblement un point de vue différent, l'abandon radical de la terre, l'élévation et
la dilatation dans un espace lumineux
dont la nature est indéfinie.
La peinture baroque lyrique est par essence le plafond peint. ( Cortone, gaulli, Pozzp). Il ne s'agit plus ni d'un écran, ni d'un cadre perpendiculaire au sol interposé entre l'espace et le spectateur ; il n'y a plus de repères, de références. Le regard est vertical, décentré, flottant et errant car il n'y a plus de sens de lecture. Le spectateur étant toujours à distance du plafond (il ne peut pas s'en approcher), il y a projection par le regard, uniquement. Le corps du spectateur pivote, se déplace, se tord. Il n'est plus ni fixe,ni orthogonal au sol, ni parallèle au plan de la peinture. Le cadre est détruit, car la complexité des plafonds interdit la saisie globale.
Les trompe-l'œil architecturaux, poursuivant les colonnes et les pilastres, perturbent toute analyse des limites. Il n'y a plus de repère au sol. Il n'y a plus de sol, donc plus d'ombres portées. Les plafonds baroques sont l'image même de la dilatation.
Ces lumières sans terre
sont comme des esprits sans corps et, dans l'espace réel, le plafond (esprit)
s'oppose au sol (corps). « En fait
la lumière possède presque toutes les propriétés que H. More attribue à
l'esprit, y compris celle de la condensation et de la dilatation et jusqu'à
"l'épaisseur essentielle" qui pourrait être représentée par l'intensité
de la lumière elle-même variable, comme l'épaisseur de l'esprit avec sa
contraction et sa dilatation.. »[2].
Les corps des plafonds baroques semblent parfois n'être que des avatars de la
lumière dans le milieu, n'existant que par elle-même, comme les nuées et les nuages
qui sont les formes plus ou moins denses de l'eau dans l'air. Cet espace non
borné, lieu de la lumière, est incommensurable : ni point de fuite (terrestre),
ni cadre, il n'y a que profondeur, mais profondeur non identifiable car séparée
du sol. La lumière est comme en extension et les corps n'arrêtent pas le
regard, car ils voyagent.
L'obsession des plafonds peints ou des formats verticaux de l'art baroque accentue cette nouvelle donne théorique défendue par H. More, celle de champ[3]. L'image d'un Dieu contenant L'espace préexiste et son immensité est indépendante de ce qui le remplit. De là les notions de dilatation et de condensation ; les figures, comme des particules, flottent par grappes dans le champ gravitationnel. Les corps, comme quantités finies (plus ou moins denses), sont dans un espace infini. Ainsi le pouvoir divin inverse les contraintes de la pesanteur. Les corps baroques circulent librement dans l'espace et tendent à l'occuper, alors que l'espace colle aux corps des caravagesques.
Ce qui se dit de l'espace, se dit en peinture forcément de la lumière ; aussi cette lumière des caravagesques colle aux corps quand la lumière des peintres baroques lyriques les baigne. Le mouvement et l'agitation baroque ne sont pas des actes tendant à s'inscrire dans une réalité ou à la prouver par l'action ; au contraire, ce ne sont que des tentatives de se mouvoir en Dieu. Car « Seul Dieu est immobile, l'espace étant son organe »[4]. Gonflements, spirales, dilatations sont autant de moyens d'étendre la communion avec le divin en s'y dissolvant, toute peau au dehors, par les corps représentés. Quant au spectateur du baroque lyrique, ne pouvant se déplacer, ne peut donc se mouvoir que par le regard, le plus modulable des sens. Ainsi, la lumière rayonnante est le vecteur parfait du ravissement du regard.
La confusion est entretenue entre lumière divine et lumière solaire, les
peintres n'ayant d'autre moyen que de prendre celle-ci comme modèle. La
caractéristique de cette lumière rayonnante est évidemment son intensité et sa
faculté à noyer les figures qui s'en approchent. Au lieu de contraster et
d'accentuer les ombres, la lumière tend plutôt à irradier les corps, à les
dématérialiser.
Nous avons vu que les caravagesques
comme les peintres baroques-lyriques évitaient la confrontation des différents
types de lumières, tendant plutôt à accentuer leurs caractéristiques
respectives. Alors que les artistes du clair obscur tendent à se concentrer
jusqu'au point flottant dans un vide obscur, les autres conçoivent un univers
lumineux rayonnant, sur le modèle solaire, aspirant les corps détachés de
Galilée (1564-1642), lui comme critique d'art ne supporte pas les fautes des maniéristes, ni les anamorphoses, ni les allégories, toutes pratiques excessives, permises par le dérèglement du système de la peinture. La peinture, pour lui permet cependant de représenter dans le même plan, « non seulement l'avancée d'une figure, mais aussi l'arrière plan d'un paysage, l'étendue d'une mer à des milles et des milles..»[6], Même si la peinture est réductrice, car ne permettant pas de voir l'épaisseur, elle permet cependant de restituer suffisamment d'éléments pour en déduire une certaine réalité et non un infini douteux.
Limites de l'espace ?
Au lieu de poser la question de la nature de la
lumière, dans un espace infini ou indéfini, nous pouvons dire qu'une autre
approche est possible, celle de poser comme postulat les bornes de l'espace. Le
pressentiment d'un espace infini permettait d'une certaine façon aux artistes
d'échapper à la confrontation nécessaire entre les éléments ; celle d'un espace
fini et centré, par contre, oblige à penser tous les éléments ensemble.
Dans
cet espace borné, le regard peut alors déduire l'espace et la profondeur en
fonction des informations données sur ce plan qu'est le tableau. La peinture
pour Galilée doit être un système intelligent et ordonné. Que les profondeurs soient
absurdes et incommensurables comme dans un certain maniérisme ou absentes comme dans le clair obscur et les cadres
inutiles, cela est inconvenant et l'on comprend mieux alors Poussin critiquant
le Caravage : « Cet homme est venu
au monde pour détruire la peinture »[7].
Une des premières choses que Poussin met en avant c'est le cadre, la délimitation
stricte de l'espace virtuel qu'est le tableau : « Quand vous aurez reçu mon tableau (
La question de la vision et du champ d'action de la vision est posée clairement et pour lui, « Contempler n'est pas voir [...] ce n'est pas une opération naturelle de l'œil [...] c'est un jugement, un office de raison répandu sur le tableau. », office de raison qui dépend de trois choses, « du savoir de l'œil, du rayon visuel et de la distance de l'œil à l'objet [...] c'est cette connaissance dont il est à souhaiter que ceux qui se mêlent de donner leur jugement soient bien instruits »[9]. Ainsi l'art de la peinture ne peut fonctionner, c'est-à-dire aborder la totalité des choses visibles, qu'à condition d'être d'emblée codé, cadré, et de proposer au regard une profondeur permettant d'exercer cet office de raison, c'est-à-dire de circuler de façon cohérente entre les plans et figures, afin d'y nouer une storia.
Mais la profondeur ne saurait être un infini, elle doit rester une distance, « afin que les yeux ne soient pas toujours errants et emportés en un si grand espace de pays, ils se trouvent arrêtés par les groupes de figures qui ne séparent point le sujet principal mais servent à le lier et à le faire mieux comprendre »[10]. Il s'agit donc là de borner la profondeur, comme de borner le plan par le cadre, la corniche.
Velasquez, caravagesque et lyrique
Comment alors, pour Velasquez, est-il possible de confronter, en acceptant de telles règles, ses interrogations sur la lumière et l'infini céleste et solaire à sa fascination pour la puissance des choses terrestres ?
Ce que Poussin réunit par le paysage et la
narration, liant terre, ciel et hommes, Vélasquez l'outre, en voulant lier la
lumière des choses terrestres et personnes les plus infimes et la dimension
céleste la plus radicale, la lumière rayonnante, divine. Vélasquez tentera dans
un même espace, de pousser le plus loin possible cette dissociation sans pour
autant aboutir à une fracture. Peindre la terre et les hommes encore plus
terrestres et il sera caravagesque; peindre la lumière rayonnante des dieux et
des cieux et il sera lyrique.
Ces deux pôles constituant l'univers de Velasquez sont manifestement dissociés dans ces deux œuvres : Le porteur d'eau (peint en 1620), construction pyramidale, espace clos, frontalité, relief accentué et modelés, rotondité, matières terrestres, visages réalistes et populaires, absence de lointains, complicité des regards, contraste remarquable entre l'aridité des terres et l'eau. Le couronnement de la vierge (1641) : Détachement du sol, ouverture vers le haut de la composition en forme de cœur (thèse de J. Gallego), peu de modelés, couleurs fusionnées, non dissociation des corps, liés par les drapés mêlés, lumière blanche et rayonnante, espace ouvert, cieux nuées et St Esprit solaire, figures idéalisées. « La couleur de ce tableau, avec ses tons de sang tranche sur les couleurs habituelles du peintre les critiques se sont étonnés de cette rareté chromatique, aucune ombre ne brise ces couleurs franches »[11].
Nous retrouvons bien là dans ces deux œuvres, deux visions, du proche et du lointain, avec leur iconographie respective : réaliste ou religieuse, leurs lumières spécifiques : modelée et ombrée, ou rayonnante et colorée, le terrestre et le céleste, et surtout, deux esthétiques relativement aux théories sur la beauté qui lui étaient pourtant familières, son beau-père Pacheco en étant un des théoriciens: « des discussions interminables sur la beauté du Christ dont Pacheco se fait l'écho dans son traité nous montrent l'importance des débats ...dans la bibliothèque de Vélasquez on trouve le traité de physiognomonie de Della Porta, où la beauté et la laideur d'une figure humaine exprime par sa ressemblance avec les animaux , les qualités inférieures de l'âme » ; Julian Gallego écrit encore : « Dieu a créé aussi la laideur et on a pu parler d'une esthétique de la laideur qui en Espagne peut correspondre aussi à l'amour du détail vrai que Ignace de Loyola a porté jusqu'à sa méditation sur l'enfer»[12].
Mais comment réunir dans un même espace ce qui semble point par point opposé ? Comment
par ailleurs en 1619, date du Jésus chez
Marthe et Marie, ne pas se souvenir que l'héliocentrisme est envisagé plus
que sérieusement ; or l'héliocentrisme, bouleversant la hiérarchie des planètes
et du monde, place donc le Soleil au centre, mais relativise du même coup sa
place, car en se recentrant, il s'éloigne de l'Empyrée et
Jésus chez Marthe et Marie
Dans cette oeuvre de 1620, plusieurs choses sont remarquables, et notamment la succession des espaces. Au premier plan, dans la tradition réaliste espagnole, celle des bodegones, un espace clos, très serré ; deux femmes habillées simplement, l'une jeune, l'autre plus âgée aux traits non idéalisés ; les modelés sont francs, les ombres sombres, elles occupent toute la hauteur du tableau suggérant même un hors-champ qui serait celui du spectateur. La jeune femme est occupée à travailler, à manipuler des objets et de la nourriture, produits de la terre et de l'eau et assez traditionnels de la symbolique chrétienne. Formes rondes ovoïdes, éclats des matières, des peaux, des grains. Cette jeune femme nous regarde, nous sommes dans le même monde. Ou alors elle regarde la scène que l'on voit dans le .second cadre ; si c'est un miroir, c'est possible, mais n'est ce pas une fenêtre ? Ou encore un tableau ? La très légère oblique pouvant être aussi bien une ligne de fuite que l'angle d'un cadre ! Cette deuxième scène, plus petite car plus lointaine, représente une pièce baignée de lumière dorée ; deux femmes dont l'une assise semblent presque flotter et sont attentivement tournées vers un personnage assis, lumineux, dont le visage est lui encore recadré sur un fond parfaitement noir. Au centre géométrique du tableau : rien. Version concentrée, sobre et d'une extrême subtilité de cette parabole typiquement ambiguë « il y plusieurs façons de recevoir le Christ en sa demeure », du fait de sa double nature d'homme et de Dieu. Cette double nature se prêtant parfaitement à la problématique dualiste de Vélasquez.
Il est clair ici que la nature divine de l'homme Jésus est plus lointaine, plus inaccessible, mais plus lumineuse. Il faut encore souligner l'unité de l'œuvre, qui bien que reposant sur des contrastes sait rester dans les strictes limites du cadre. Les regards comme les postures et l'orientation des corps incitant à rester dans les limites du tableau. Autre fait notable, le noir derrière Jésus comme si Vélasquez complexifiait encore la figure du Christ en situant son visage du coté de l'indéfini absolu.... Ainsi, le lumineux rayonnant associé au divin et à la parole, bien qu'éloigné, est fortement présent, quelque part, bien que dématérialisé et un peu confus. « Je pense justement que Vélasquez, amateur du paradoxe a choisi sciemment, comme toujours l'ambiguïté optique... » [13].
Mais cette réduction relative des personnages et attitudes les plus fondamentaux, qui pourrait être inconvenante est rétablie par le fait que l'absence de perspective et de continuité spatiale du premier à l'arrière plan empêche toute mesure et toute évaluation quantitative des distances. La grande dimension du premier plan n'a pas alors forcément de valeur hiérarchique mais exprime avant tout le point de vue incontournable, celui du terrien, le nôtre.
Bacchus chez les vignerons
Dans la peinture des Buveurs de 1628, Bacchus, blanc et jeune au visage arrondi, est comme posé à terre, dans une assemblée de vignerons ; une nouvelle fois il n'y a pas de centre géométrique important. De façon manifeste, deux esthétiques différentes, celle concernant les vignerons, réaliste, franche, sans fioritures, aux couleurs, sombres et terreuses ; les vignerons ayant des visages marqués, ridés. Le vigneron de droite nous regarde franchement, complice. Les deux figures centrales semblent parfaitement complémentaires, et autour d'elles, tournent des figures qui ferment, en redoublant les limites du cadre. Ronde des planètes autour d'un couple central. Soleil et Terre ? Nous voyons avec évidence deux réalités qui se répondent, l'une divine, l'autre bien terrienne, mais leur coexistence est essentielle.
Apollon chez Vulcain
Peinture de 1630, à cette époque, Vélasquez s'est rendu en Italie, à
Venise, Ferrare, Rome, Gênes et Naples. Nous sommes en pleines prémisses du
procès de Galilée ; comment l'ignorerait-il ? Apollon, dieu solaire de l'esprit,
des arts, et de la beauté idéale est là rayonnant, resplendissant encadré sur
fond céleste, venant annoncer à Vulcain, dieu terrestre des feux intérieurs
réputé laid, que son épouse Vénus le trompe avec Mars.
Véritable conspiration de planètes ; Apollon venant détrôner Vulcain, qui, avec ses fils occupe encore le centre de la toile. Maître de la lumière intérieure, sourde mais intense et fécondante est ici trompé et comme émasculé, la place du morceau de fer incandescent semble évocatrice ! Le voici donc déstabilisé par l'irruption du solaire annonçant un nouvel ordre. Comment ne pas voir là un dialogue très élaboré, relatif à l'ordre du cosmos ? Remarquons encore comment Vélasquez a l'art de cadrer et recadrer ses scènes afin qu'aucun regard ne s'égare ! Métaphore d'un univers fini. Une fois de plus avec Vélasquez, nous ayons deux esthétiques ; bien que divin, Vulcain étant réputé laid, Vélasquez est libéré de toutes contraintes d'idéal.
Les Menines
Tableau de 1656. Je ne m'étendrais pas trop sur ce célèbre tableau sur lequel tant ont écrit. Mais si nous le regardons avec la grille de lecture fournie par les précédentes analyses, nous y repérons une continuité évidente : Centre géométrique vide, dualité démultipliée des lumières (le couple royal dans le miroir, et l'infante au premier plan étant tous comme nimbés et flottants, peu ombrés). L’espace perspectif, le peintre sont plus sombres, inscrits dans une certaine réalité, celle du faire pour le peintre, celle de l’inégalité, du corps, pour la naine ; celle du sol pour l'espace construit ( la boîte) et celle de l'animalité pour le chien etc..
Que le couple royal soit ainsi mis à distance (Vélasquez inversant encore les hiérarchies traditionnelles), ne lui enlève rien de sa spécificité, ni de sa valeur, puisque le premier plan n'est que le point de vue terrien sans valeur particulièrement élevée.
D'autres lectures sont possibles, mais une telle œuvre
ne devait pas choquer Philippe IV, familier des complexités et subtilités de
son ami. Aussi la taille réduite de son portrait n'est elle pas plus
inconvenante que la taille réduite de Jésus chez Marthe et Marie. « Sous la grille des apparences, si
savamment maniées par Vélasquez , l'artiste cherche les jeux de l'esprit ...II
se sert de la culture emblématique du siècle pour l'inverser pour en jouer en se
jouant du spectateur... »[14].
Une nouvelle fois, dans un espace fini mais aux potentialités infinies, le
couple céleste/solaire et le terrestre se répondent à l'infini.
Rappelons que cette toile est une mise en abîme de la perspective ; qu'il est vraisemblable que le couple royal ne soit que le reflet du tableau que peint Vélasquez, qui, faisant son autoportrait se regarde lui aussi dans un miroir. Rapport complexe du Roi, figure solaire, au XVIIe et du peintre, qui de Valet de la garde robe est devenu grand Maréchal du Palais (distinction exceptionnelle pour un peintre ayant troublé à l'époque de nombreux aristocrates). Le peintre, celui qui donne le point de vue , celui qui est dans le faire, dans la matière, le roturier se rapprochant du Roi. Comme dans cette peinture, où les véritables distances sont incommensurables, les emplacements incertains, les rapports ambigus.
Les Fileuses
Peint en 1657, ces figures peuvent se voir encore comme un jeu sur les deux mondes. Le monde solaire et divin étant relégué au fond où la réalité se fond strictement avec la mythologie et l'illusion. Il s'agirait de membres de la famille royale visitant la manufacture des tapisseries ; mais leurs silhouettes se confondent avec les figures tissées ; mais cela évoquerait aussi l'histoire de Pallas et Arachné, Arachné jeune lydienne fille d'un teinturier, qui surpassant Pallas dans l'art de la tapisserie vit son travail, qui représentait les amours des dieux, détruit par cette dernière, qui la frappa de sa navette ; Arachné se pendit ensuite et fut transformée en araignée. Voilà encore une histoire conflictuelle des dieux et des humains. Cette scène ambiguë est repoussée au fond de la toile dans une lumière radieuse et dorée alors qu'au premier plan s'activent dans le monde réel, les fileuses, modelées par une lumière rasante, plus rare.
Coexistences
De toutes ces peintures, il ressort un certain
nombre de constantes. Notamment cette pensée que l'infini n'est pas dans
l'extension de l'espace, mais plutôt dans la complexité des relations internes
de l'espace donné. La fameuse mise en abîme des Menines, pouvant être à la
peinture ce que le triangle est à la géométrie pour Descartes, l'exemple d'une
forme finie dont les propriétés sont infinies : « l'infini est en toute chose, car peut on être sûr de sa connaissance finie ? » [15].
Il semble que Vélasquez interroge à sa façon cette nouvelle et dérangeante
bipolarité, du point de vue symbolique et esthétique. Son génie de la mise en
place lui permettant de faire dialoguer ces deux univers.
Eliminant totalement la contrainte de la continuité perspective, sans avoir recours aux artifices baroques des nuées, nuages et visions, il respecte scrupuleusement la vraisemblance. Cette mise à l'écart de la perspective n'est pas absolue, mais celle ci n'est plus relation, médiation obligée entre le fini et l'infini, le proche et le lointain, c'est à dire le terrestre et le céleste, l'humain et le divin, le roturier et le royal.
Cela permet de bousculer les hiérarchies et de
faire coexister des univers dissociés. Si l'univers reste fini et ses
frontières infranchissables ainsi que les cadres et les corniches des tableaux,
l'ordre des planètes n'est plus évident et le décentrement du système casse
toute vision linéaire et simplement quantifiable, héritée du système ptoléméen.
Ce qui est lumineux et rayonnant reste plutôt au fond, au loin, flottant et peu
défini, flou. Cette lumière n'est pas celle qui éclaire directement le proche,
le terrestre, le quotidien, le laid, le faire, les corps. Mais si ces univers
sont distincts et presque indépendants, ils sont tout de même rapprochés par
Vélasquez grâce à un système de découpes et de recadrages : Marthe et Marie
dans leurs cadres respectifs, Bacchus isolé sur
Ce type de découpe rappelle ce qui devient possible grâce aux perspicilli de Galilée, c'est à dire les lunettes permettant d'isoler ces planètes et étoiles lointaines et de les rapprocher, franchissant par le regard des distances nouvelles. Kepler (1571-1630) écrit : « l'astronomie n'enseigne qu'une chose, à savoir qu'aussi loin qu'on voit des étoiles si petites soient elles, l'espace est néanmoins fini..avec ou sans télescope, des choses situées à distances infinies ne peuvent être perçues par la vue. Le monde optique est un monde fini» [16], Galilée écrit en tête de son Voyageur des étoiles : « Choses que personne n'a jamais vues ou pensées (se proposant) : ..d'offrir au regard le spectacle précédemment caché » des étoiles nouvelles.. grâce au perspicilli, permettant avec la certitude des sens de se rendre compte de cet état de l'univers »..
C'est ainsi que Vélasquez rapproche les vignerons et Bacchus, Jésus de Marthe et Marie, Philippe IV de lui même etc. il fait coller à l'univers des sens, terrestres du toucher et des corps cette dimension lointaine et lumineuse du divin. Façon subtile d'étendre la profondeur de l'espace donné, de le borner de nouvelle manière. Tout ceci sans fusionner, sans glisser vers la démesure et l'excès en respectant strictement les règles classiques d'unité et de regard actif, Vélasquez en appelant toujours à la vue et à l'office de raison. Vélasquez semble arracher des morceaux aux deux divins ; le point commun entre Vélasquez et les lunettes étant fondamental, à savoir le dépassement de la perspective, qui ne peut décrire qu'une distance limitée sur terre et qui se trouve dépassée par les lunettes, puisque ce qui est loin n'est plus forcément plus petit (grossissement).
On pourrait conclure par Claude Lorrain
(1600-1682) qui figure bien entendu parmi les rares ayant posé le luminaire au centre de leur toile. Si
Vélasquez dialogue et semble contempler de
Avec lui pourrait-on dire, finissent les grandes œuvres picturales ayant tenté de se confronter à la représentation du monde et de l’univers, au dialogue entre les cieux, le soleil et la terre. Le XVIIIe siècle sera plutôt le siècle de la peinture de genre, ce qui est un autre programme.
[1] Cité par A. Koyré, Du monde clos à l'univers infini p.39 et 40.éd TEL Gallimard. 1973
[2] A. Koyré, op.cit.
[3] idem
[4] H ;More, idem, p.183-186
[5] (idem).
[6] (cité par E. Panofsky. Galilée critique d'art. p.72.éd. Les Impressions Nouvelles. 1992).
[7]Cité par Louis Marin, détruire la peinture, éd. Galilée, 1977
[8] Idem, p. 56
[9] ibidem
[10] Ch. Lebrun, Conférence sur
[11]Julien Gallego, Vision et symbole dans la peinture espagnole du siècle d'or .p.260. éd. Klincksieck.1968
[12]op.cit p.188
[13] J. Gallego, op.cit. p.253
[14]Idem, p. 257
[15]2è. méditation. Entretiens avec Burman. p.21. éd. Vrin. l975)
[16]Cité par A. Koyré op.cit. p. 110
[17]Cité par Koyré. op.cit. p.52