VELASQUEZ (1599-1660) et la bipolarité


La grande cohérence des principes artistiques qui fit la Renaissance, n'est plus, au XVIIe siècle.

Les mathématiques et la géométrie qui permettaient d'ordonner le programme esthétique et théologique de la Renaissance, par la composition en géométrie plane (cercle, carré, triangle équilatéral, pentagone etc. ...) la projection perspective et la divine proportion de la section d'or, ne répondent plus aux exigences troubles de ce siècle troublé.  De même les critères de beauté et d'harmonie sont remis en cause : le point de vue fixe et l'orthogonalité, la cohérence de la lumière, l 'espace cohérent du tableau, la juste règle des proportions et le calme des figures, l'iconographie savante, mais lisible.

La période maniériste, se distingue assez nettement et ce, dès Michel Ange et Tintoret, par des pratiques autres : basculement des corps, incohérence des lumières, éclatement des cadres, déstabilisation du spectateur, contre-plongées, plafonds peints, accentuation des qualités de surfaces et d'apparence : peaux, drapés,   poses,   éclats   des   lumières,   brillances, arabesques, acidité des couleurs, virtuosité (maniera), tendance à la disparition de l'architecture et du point de fuite comme fondateur. Le maniérisme a privilégié l'apparence, le visible jusque dans ses limites et excès. Ainsi, au XVIIe l'héritage est il difficile à assurer tant les pratiques picturales se sont différenciées. En fait, et cela mérite développement, le repère essentiel pour toute peinture au XVIIe est maintenant celui de la vision. Poussin décrivant l'art de peindre, simplement comme suit : «  l'art de représenter les choses visibles sous le soleil »,   Ambition vaste et modeste tout à la fois car interrogeant de fait la validité même du visible et de ce qui le rend visible : la lumière.

On pourrait, pour résumer dire que les artistes caravagesques, dits réalistes ont pris le parti de rejeter dans la pénombre absolue tout ce qui pouvait être douteux d'une part ou infini d'autre part, infini et in-défini se rejoignant précisément par cette absence, cette invisibilité. La vision ne témoignant que de choses sûres, n'embrasse alors qu'un espace limité : le premier plan. La validité du visible étant d'ailleurs clairement associé à la dimension terrienne, terrestre : corps modelés, ombres portées, compositions stables. Nombre d'œuvres de Caravage, De La Tour, Rembrandt, aussi différentes soient elles, désignent le sol : David et Goliath, La crucifixion de St Pierre, La vision de St Paul, La mort de la Vierge (Caravage.) Joseph et Jésus, St Alexis, St Sébastien (De La Tour) Samson et Dalila, Abraham et Isaac, Les leçons d'anatomie, Ganymède (Rembrandt). A ce type de lumière, et ce type de pénombre, sont aussi associés les principes du faire et de l'action. Il y a engagement, définition de l'espace autour des actes et gestes. L'action étant sans doute possible du fait même de son inscription dans un univers visible, limité aux corps. L'espace est défini par les corps et nous ne sommes pas loin d'une vision d'aveugle, du toucher.

 La vision en question

L'indéfinition et l'angoisse associées à tout ce qui s'éloigne des corps, sont en fait les signes manifestes d'une défiance de fait à l'égard de la vision elle même, comme sens incapable d'appréhender les lointains !  La récurrence du thème des aveugles chez De La Tour et Rembrandt pourrait corroborer cela. Ces corps et ces figures sont comme des points dans l'univers, dont l'importance elle non plus, n'est pas définie II n'y a en effet aucun repère spatial donnant l'échelle de ces figures. Si les tableaux sont parfaitement cadrés, la pénombre, enveloppant les figures centrales, n'a pas de limites ; ainsi, aussi monumentales puissent elles apparaître, peut on imaginer ces figures minuscules dans l'espace ; ni architectures, ni horizon ne venant régler ces présences, ces gestes.

Ni l'étendue dans le plan (vertical), ni la position dans la profondeur, ne sont réglées. C'est pourquoi les peintures de chiaroscuristes recèlent cette superbe tension absolue ; cette charge reposant sur les seules figures. Ces figures très terrestres, mais flottant dans des espaces indéfinis, renvoient bien sûr aux recherches de leurs contemporains astronomes, sur la place de la Terre dans l'univers. Mais y a-t-il une valeur morale de la Terre ?

Je propose par exemple le point de vue de Marcellus Palingenus (1500-1543) dont le Zodiaque de la vie, parait en 1534 à Venise et sera édité et traduit des dizaines de fois : « A l'astre que nous habitons, préside la divinité de l'ordre le plus inférieur, parce que son empire est au dessous de nuées et que c'est elle qui produit les habitants de la Terre et de l'air le plus grossier ; qu'il est le seigneur des ombres, qu'il gouverne des simulacres vivants ; qu'il a le maniement et le soin des choses qui ne peuvent être regardées que comme des ombres, à cause qu'elles sont sujettes au temps et par conséquent d'une courte durée » et encore : « si vous l'examinez avec attention, vous trouverez que l'orbe terrestre n'est qu'un point.. ...il faut avouer avec franchise que la Terre est la dernière des habitations, encore trop bonne pour les humains et les bêtes. Mais l'air supérieur aux nuées est un ciel heureux et serein. C'est là que règne une Paix éternelle ; c'est là que brille la lumière du plus beau jour ; c'est là la Royale demeure des Dieux que nos yeux corporels ne peuvent apercevoir »[1]


Esthétique des choses terrestres

Cette opposition radicale entre la réalité perceptible des pauvres choses terrestres et la véritable lumière, est aussi bien entendu le programme esthétique des vanités en peinture et des trompes- l'œil, l'illusion étant la meilleure preuve des limites du sens de la vue. Il n'est pas étonnant que ces textes de Palingenus aient été très en vogue chez les protestants et puissent éclairer également la peinture des caravagesques ; peinture s'inscrivant si bien dans le cadre de la Contre Réforme, tentant d'intégrer manifestement les exigences des Réformés, poussant l'art pictural jusqu'au paradoxe de dénier la valeur de ce qui le constitue, à savoir la vision, l'apparence. Mais ce que je voudrais retenir de tout cela pour nous amener à Vélasquez, est l'idée qu'il y aurait : une lumière des choses terrestres, un chromatisme défini et un espace, propres à être assimilés aux choses de la Terre. A cette lumière rare, correspond immanquablement, un chromatisme des bruns et rouges, une certaine monumentalité des corps au premier plan, un relief affirmé (par modelé) et un parti pris évident de réalisme.  Ce fameux réalisme dont furent accusés et De La Tour et Caravage et Murillo et Vélasquez (parfois) et qui bien entendu est manifeste dans la peinture sans complaisance de Rembrandt, ne serait-ce qu'à son égard.

 Nous voyons donc émerger nettement, une esthétique que je dirais terrienne et qui parfois se pose la question de la valeur même de cet univers, de ce monde .Si il est bas et laid il est néanmoins proche, il a cet avantage d'être là, même si il n'est pas si sûr. La lumière de cet univers terrestre peint est une lumière rare, découpant chez De La Tour, modelant chez Caravage et Vélasquez, isolant chez Rembrandt, mais toujours s'articulant avec l'ombre, la pénombre.

Ce n'est jamais une lumière permettant d'accéder aux choses lointaines, aux  au-delà, même sur terre. Que ni Caravage, ni De La Tour, ni Rembrandt (sauf une exception) n'aient peint de paysage n'est donc guère étonnant, de deux encore moins. En effet l'art du paysage implique forcément une articulation de la terre et du ciel. Or précisément il semblerait que ce soit la question faisant problème.

Dans un univers mécaniquement parfait, centré et hiérarchisé au XVe et XVIe, les artistes avaient par le point de fuite et le dégradé atmosphérique, réussi à conjuguer harmonieusement. la rencontre du terrestre et du céleste en leur assignant des valeurs chrétiennes de lien : le point de fuite comme figure christique, la lumière comme Saint-Esprit, etc.

Cette relation devient progressivement problématique au XVIIe siècle, le doute s'installant quant à l'ordre de la mécanique de l'Univers. La belle hiérarchie centrée - Terre, Soleil, Empyrée - est relativisée tant par les conceptions d'un Univers infini que par les hélio-centristes. Il n'est pas étonnant que dans cette situation de doute, les artistes aient quasiment évité la confrontation. Par exemple, les artistes du clair-obscur éliminent toute part céleste ou solaire, la lumière elle-même prend une valeur métaphorique ambiguë, puisque la pénombre devient aussi figure de l'immensité et ce qui est éclairé est éphémère, voire même laid.

Les dilatations baroques

Les artistes du baroque lyrique choisissent visiblement un point de vue différent,  l'abandon radical de la terre, l'élévation et  la dilatation dans un espace lumineux dont la nature est indéfinie.

La peinture baroque lyrique est par essence le plafond peint. ( Cortone, gaulli, Pozzp). Il ne s'agit plus ni d'un écran, ni d'un cadre perpendiculaire au sol interposé entre l'espace et le spectateur ; il n'y a plus de repères, de références. Le regard est vertical, décentré, flottant et errant car il n'y a plus de sens de lecture. Le spectateur étant toujours à distance du plafond (il ne peut pas s'en approcher), il y a projection par le regard, uniquement. Le corps du spectateur pivote, se déplace, se tord. Il n'est plus ni fixe,ni orthogonal au sol, ni parallèle au plan de la peinture. Le cadre est détruit, car la complexité des plafonds interdit la saisie globale.

Les trompe-l'œil architecturaux, poursuivant les colonnes et les pilastres, perturbent toute analyse des limites. Il n'y a plus de repère au sol. Il n'y a plus de sol, donc plus d'ombres portées. Les plafonds baroques sont l'image même de la dilatation.

Ces lumières sans terre sont comme des esprits sans corps et, dans l'espace réel, le plafond (esprit) s'oppose au sol (corps). « En fait la lumière possède presque toutes les propriétés que H. More attribue à l'esprit, y compris celle de la condensation et de la dilatation et jusqu'à "l'épaisseur essentielle" qui pourrait être représentée par l'intensité de la lumière elle-même variable, comme l'épaisseur de l'esprit avec sa contraction et sa dilatation.. »[2].

Les corps des plafonds baroques semblent parfois n'être que des avatars de la lumière dans le milieu, n'existant que par elle-même, comme les nuées et les nuages qui sont les formes plus ou moins denses de l'eau dans l'air. Cet espace non borné, lieu de la lumière, est incommensurable : ni point de fuite (terrestre), ni cadre, il n'y a que profondeur, mais profondeur non identifiable car séparée du sol. La lumière est comme en extension et les corps n'arrêtent pas le regard, car ils voyagent.

L'obsession des plafonds peints ou des formats verticaux de l'art baroque accentue cette nouvelle donne théorique défendue par H. More, celle de champ[3]. L'image d'un Dieu contenant L'espace préexiste et son immensité est indépendante de ce qui le remplit. De là les notions de dilatation et de condensation ; les figures, comme des particules, flottent par grappes dans le champ gravitationnel. Les corps, comme quantités finies (plus ou moins denses), sont dans un espace infini. Ainsi le pouvoir divin inverse les contraintes de la pesanteur. Les corps baroques circulent librement dans l'espace et tendent à l'occuper, alors que l'espace colle aux corps des caravagesques.

Ce qui se dit de l'espace, se dit en peinture forcément de la lumière ; aussi cette lumière des caravagesques colle aux corps quand la lumière des peintres baroques lyriques les baigne. Le mouvement et l'agitation baroque ne sont pas des actes tendant à s'inscrire dans une réalité ou à la prouver par l'action ; au contraire, ce ne sont que des tentatives de se mouvoir en Dieu. Car « Seul Dieu est immobile, l'espace étant son organe »[4]. Gonflements, spirales, dilatations sont autant de moyens d'étendre la communion avec le divin en s'y dissolvant, toute peau au dehors, par les corps représentés. Quant au spectateur du baroque lyrique, ne pouvant se déplacer, ne peut donc se mouvoir que par le regard, le plus modulable des sens. Ainsi, la lumière rayonnante est le vecteur parfait du ravissement du regard.

La confusion est entretenue entre lumière divine et lumière solaire, les peintres n'ayant d'autre moyen que de prendre celle-ci comme modèle. La caractéristique de cette lumière rayonnante est évidemment son intensité et sa faculté à noyer les figures qui s'en approchent. Au lieu de contraster et d'accentuer les ombres, la lumière tend plutôt à irradier les corps, à les dématérialiser.

Nous avons vu que les caravagesques comme les peintres baroques-lyriques évitaient la confrontation des différents types de lumières, tendant plutôt à accentuer leurs caractéristiques respectives. Alors que les artistes du clair obscur tendent à se concentrer jusqu'au point flottant dans un vide obscur, les autres conçoivent un univers lumineux rayonnant, sur le modèle solaire, aspirant les corps détachés de la Terre. Voici par contre comment Kepler (1571-1630) s'oppose à ces deux conceptions : «  Cette pensée porte avec elle je ne sais quelle horreur secrète ; en effet, on se trouve errant dans cette immensité à laquelle sont déniés toute limite, tout centre et par là même tout lieu déterminé » (Opera Omnia, cité par Koyré op.cit. p.86) et : « II n'est pas bon pour le voyageur de s'égarer dans cette immensité »[5].  

Galilée (1564-1642), lui comme critique d'art ne supporte pas les fautes des maniéristes, ni les anamorphoses, ni les allégories, toutes pratiques excessives, permises par le dérèglement du système de la peinture. La peinture, pour lui permet cependant de représenter dans le même plan, « non seulement l'avancée d'une figure, mais aussi l'arrière plan d'un paysage, l'étendue d'une mer à des milles et des milles..»[6], Même si la peinture est réductrice, car ne permettant pas de voir l'épaisseur, elle permet  cependant de restituer suffisamment d'éléments pour en déduire une certaine réalité  et non un infini douteux.

Limites de l'espace ?

Au lieu de poser la question de la nature de la lumière, dans un espace infini ou indéfini, nous pouvons dire qu'une autre approche est possible, celle de poser comme postulat les bornes de l'espace. Le pressentiment d'un espace infini permettait d'une certaine façon aux artistes d'échapper à la confrontation nécessaire entre les éléments ; celle d'un espace fini et centré, par contre, oblige à penser tous les éléments ensemble.

Dans cet espace borné, le regard peut alors déduire l'espace et la profondeur en fonction des informations données sur ce plan qu'est le tableau. La peinture pour Galilée doit être un système intelligent et ordonné. Que les profondeurs soient absurdes et incommensurables comme dans un certain maniérisme ou absentes comme dans le clair obscur et les cadres inutiles, cela est inconvenant et l'on comprend mieux alors Poussin critiquant le Caravage : « Cet homme est venu au monde pour détruire la peinture »[7]. Une des premières choses que Poussin met en avant c'est le cadre, la délimitation stricte de l'espace virtuel qu'est le tableau : « Quand vous aurez reçu mon tableau (la Manne) je vous en supplie, si vous le trouvez bon, de l'orner d'un peu de corniche car il en a besoin, afin que, en le considérant en toutes ses parties, les rayons de l'œil soient retenus et non point épars au dehors. »[8].

La question de la vision et du champ d'action de la vision est posée clairement et pour lui, « Contempler n'est pas voir [...] ce n'est pas une opération naturelle de l'œil [...] c'est un jugement, un office de raison répandu sur le tableau. », office de raison qui dépend de trois choses, « du savoir de l'œil, du rayon visuel et de la distance de l'œil à l'objet [...] c'est cette connaissance dont il est à souhaiter que ceux qui se mêlent de donner leur jugement soient bien instruits »[9]. Ainsi l'art de la peinture ne peut fonctionner, c'est-à-dire aborder la totalité des choses visibles, qu'à condition d'être d'emblée codé, cadré, et de proposer au regard une profondeur permettant d'exercer cet office de raison, c'est-à-dire de circuler de façon cohérente entre les plans et figures, afin d'y nouer une storia.

Mais la profondeur ne saurait être un infini, elle doit rester une distance, « afin que les yeux ne soient pas toujours errants et emportés en un si grand espace de pays, ils se trouvent arrêtés par les groupes de figures qui ne séparent point le sujet principal mais servent à le lier et à le faire mieux comprendre »[10]. Il s'agit donc là de borner la profondeur, comme de borner le plan par le cadre, la corniche.

 

Velasquez, caravagesque et lyrique


Comment alors, pour Velasquez, est-il possible de confronter, en acceptant de telles règles, ses interrogations sur la lumière et l'infini céleste et solaire à sa fascination pour la puissance des choses terrestres ?

Ce que Poussin réunit par le paysage et la narration, liant terre, ciel et hommes, Vélasquez l'outre, en voulant lier la lumière des choses terrestres et personnes les plus infimes et la dimension céleste la plus radicale, la lumière rayonnante, divine. Vélasquez tentera dans un même espace, de pousser le plus loin possible cette dissociation sans pour autant aboutir à une fracture. Peindre la terre et les hommes encore plus terrestres et il sera caravagesque; peindre la lumière rayonnante des dieux et des cieux et il sera lyrique.

Ces deux pôles constituant l'univers de Velasquez sont manifestement dissociés dans ces deux œuvres : Le porteur d'eau (peint en 1620), construction pyramidale, espace clos, frontalité, relief accentué et modelés, rotondité, matières terrestres, visages réalistes et populaires, absence de lointains, complicité des regards, contraste remarquable entre l'aridité des terres et l'eau. Le couronnement de la vierge (1641) : Détachement du sol, ouverture vers le haut de la composition en forme de cœur (thèse de J. Gallego), peu de modelés, couleurs fusionnées,  non dissociation des corps, liés par les drapés mêlés,  lumière blanche et rayonnante, espace ouvert, cieux nuées et St Esprit solaire, figures idéalisées. « La couleur de ce tableau, avec ses tons de sang tranche sur les couleurs habituelles du peintre les critiques se sont étonnés de cette rareté chromatique, aucune ombre ne brise ces couleurs franches »[11].

Nous retrouvons bien là dans ces deux œuvres, deux visions, du proche et du lointain, avec leur iconographie respective : réaliste ou religieuse, leurs lumières spécifiques : modelée et ombrée, ou rayonnante et colorée, le terrestre et le céleste, et surtout, deux esthétiques relativement aux théories sur la beauté qui lui étaient pourtant familières, son beau-père Pacheco en étant un des théoriciens: « des discussions interminables sur la beauté du Christ dont Pacheco se fait l'écho dans son traité nous montrent l'importance des débats ...dans la bibliothèque de Vélasquez on trouve le traité de physiognomonie de Della Porta, où la beauté et la laideur d'une figure humaine exprime par sa ressemblance avec les animaux , les qualités inférieures de l'âme »  ; Julian Gallego écrit encore : « Dieu a créé aussi la laideur et on a pu parler d'une esthétique de la laideur qui en Espagne peut correspondre aussi à l'amour du détail vrai que Ignace de Loyola a porté jusqu'à sa méditation sur l'enfer»[12].

Mais comment réunir dans un même espace ce qui semble point par point opposé ? Comment par ailleurs en 1619, date du Jésus chez Marthe et Marie, ne pas se souvenir que l'héliocentrisme est envisagé plus que sérieusement ; or l'héliocentrisme, bouleversant la hiérarchie des planètes et du monde, place donc le Soleil au centre, mais relativise du même coup sa place, car en se recentrant, il s'éloigne de l'Empyrée et la Terre s'en rapproche !

La Terre, décentrée peut être, mais perdant alors ce qui faisait sa bassesse dans la hiérarchie symbolique des planètes. On ne peut plus dire qu'il y ait de valeurs symboliques absolues attachées au positionnement des planètes et de la Terre. On a l'impression d'une réévaluation des valeurs possibles, et commence comme une danse d'observation entre la Terre et le Soleil, car si la Terre tourne autour du Soleil, le Soleil continue néanmoins de tourner autour de la Terre (de son point de vue.). Il est intéressant de regarder les œuvres de Vélasquez sous cet angle, car immanquablement, Vélasquez confronte deux types de lumières en leur attribuant à chaque fois des valeurs bien différentiées. Il associe clairement à un type de lumière rayonnante, des valeurs divines ou célestes, voire royales et aux lumières rares, contrastées et modelées, la lumière des choses terrestres, il attribue la matérialité, les valeurs de réalisme, d'action, de simplicité et de monumentalité. Sans trancher jamais sur une hiérarchie des valeurs, il ne cesse de s'interroger et de questionner cette relation incontournable entre les valeurs terriennes et les valeurs célestes.

Jésus chez Marthe et Marie

Dans cette oeuvre de 1620,  plusieurs choses sont remarquables, et notamment la succession des espaces. Au premier plan, dans la tradition réaliste espagnole, celle des bodegones, un espace clos, très serré ; deux femmes habillées simplement, l'une jeune, l'autre plus âgée aux traits non idéalisés ; les modelés sont francs, les ombres sombres, elles occupent toute la hauteur du tableau suggérant même un hors-champ qui serait celui du spectateur. La jeune femme est occupée à travailler, à manipuler des objets et de la nourriture, produits de la terre et de l'eau et assez traditionnels de la symbolique chrétienne. Formes rondes ovoïdes, éclats des matières, des peaux, des grains. Cette jeune femme nous regarde, nous sommes dans le même monde. Ou alors elle regarde la scène que l'on voit dans le .second cadre ; si c'est un miroir, c'est possible, mais n'est ce pas une fenêtre ? Ou encore un tableau ? La très légère oblique pouvant être aussi bien une ligne de fuite que l'angle d'un cadre ! Cette deuxième scène, plus petite car plus lointaine, représente une pièce baignée de lumière dorée ; deux femmes dont l'une assise semblent presque flotter et sont attentivement tournées vers un personnage assis, lumineux, dont le visage est lui encore recadré sur un fond parfaitement noir. Au centre géométrique du tableau : rien. Version concentrée, sobre et d'une extrême subtilité de cette parabole typiquement ambiguë « il y plusieurs façons de recevoir le Christ en sa demeure », du fait de sa double nature d'homme et de Dieu. Cette double nature se prêtant parfaitement à la problématique dualiste de Vélasquez.

Il est clair ici que la nature divine de l'homme Jésus est plus lointaine,  plus inaccessible, mais plus lumineuse. Il faut encore souligner l'unité de l'œuvre, qui bien que reposant sur des contrastes sait rester dans les strictes limites du cadre. Les regards comme les postures et l'orientation des corps incitant à rester dans les limites du tableau. Autre fait notable, le noir derrière Jésus comme si Vélasquez complexifiait encore la figure du Christ en situant son visage du coté de l'indéfini absolu.... Ainsi, le lumineux rayonnant associé au divin et à la parole, bien qu'éloigné, est fortement présent, quelque part, bien que dématérialisé et un peu confus. « Je pense justement que Vélasquez, amateur du paradoxe a choisi sciemment, comme toujours l'ambiguïté optique... » [13].

Mais cette réduction relative des personnages et attitudes les plus fondamentaux, qui pourrait être inconvenante est rétablie par le fait que l'absence de perspective et de continuité spatiale du premier à l'arrière plan empêche toute mesure et toute évaluation quantitative des distances. La grande dimension du premier plan n'a pas alors forcément de valeur hiérarchique mais exprime avant tout le point de vue incontournable, celui du terrien, le nôtre.

Bacchus chez les vignerons

Dans la peinture des Buveurs de 1628, Bacchus, blanc et jeune au visage arrondi, est comme posé à terre, dans une assemblée de vignerons ; une nouvelle fois il n'y a pas de centre géométrique important. De façon manifeste, deux esthétiques différentes, celle concernant les vignerons, réaliste, franche, sans fioritures, aux couleurs, sombres et terreuses ; les vignerons ayant des visages marqués, ridés. Le vigneron de droite nous regarde franchement, complice. Les deux figures centrales semblent parfaitement complémentaires, et autour d'elles, tournent des figures qui ferment, en redoublant les limites du cadre. Ronde des planètes autour d'un couple central. Soleil et Terre ? Nous voyons avec évidence deux réalités qui se répondent, l'une divine, l'autre bien terrienne, mais leur coexistence est essentielle.

Apollon chez Vulcain

Peinture de 1630, à cette époque, Vélasquez s'est rendu en Italie, à Venise, Ferrare, Rome, Gênes et Naples. Nous sommes en pleines prémisses du procès de Galilée ; comment l'ignorerait-il ? Apollon, dieu solaire de l'esprit, des arts, et de la beauté idéale est là rayonnant, resplendissant encadré sur fond céleste, venant annoncer à Vulcain, dieu terrestre des feux intérieurs réputé laid, que son épouse Vénus le trompe avec Mars.

Véritable conspiration de planètes ; Apollon venant détrôner Vulcain, qui, avec ses fils  occupe encore le centre de la toile. Maître de la lumière intérieure, sourde mais intense et fécondante est ici trompé et comme émasculé, la place du morceau de fer incandescent semble évocatrice ! Le voici donc déstabilisé par l'irruption du solaire annonçant un nouvel ordre. Comment ne pas voir là un dialogue très élaboré, relatif à l'ordre du cosmos ? Remarquons encore comment Vélasquez a l'art de cadrer et recadrer ses scènes afin qu'aucun regard ne s'égare ! Métaphore d'un univers fini. Une fois de plus avec Vélasquez, nous ayons deux esthétiques ; bien que divin, Vulcain étant réputé laid, Vélasquez est libéré de toutes contraintes d'idéal.

Les Menines

Tableau de 1656. Je ne m'étendrais pas trop sur ce célèbre tableau sur lequel tant ont écrit. Mais si nous le regardons avec la grille de lecture fournie par les précédentes analyses, nous y repérons une continuité évidente : Centre géométrique vide, dualité démultipliée des lumières (le couple royal dans le miroir, et l'infante au premier plan étant tous comme nimbés et flottants, peu ombrés). L’espace perspectif, le peintre sont plus sombres, inscrits dans une certaine réalité, celle du faire pour le peintre, celle de l’inégalité, du corps, pour la naine ; celle du sol pour l'espace construit ( la boîte) et celle de l'animalité pour le chien etc..

Que le couple royal soit ainsi mis à distance (Vélasquez inversant encore les hiérarchies traditionnelles), ne lui enlève rien de sa spécificité, ni de sa valeur, puisque le premier plan n'est que le point de vue terrien sans valeur particulièrement élevée.

D'autres lectures sont possibles, mais une telle œuvre ne devait pas choquer Philippe IV, familier des complexités et subtilités de son ami. Aussi la taille réduite de son portrait n'est elle pas plus inconvenante que la taille réduite de Jésus chez Marthe et Marie.    « Sous la grille des apparences, si savamment maniées par Vélasquez , l'artiste cherche les jeux de l'esprit ...II se sert de la culture emblématique du siècle pour l'inverser pour en jouer en se jouant du spectateur... »[14]. Une nouvelle fois, dans un espace fini mais aux potentialités infinies, le couple céleste/solaire et le terrestre se répondent à l'infini.

Rappelons que cette toile est une mise en abîme de la perspective ; qu'il est vraisemblable que le couple royal ne soit que le reflet du tableau que peint Vélasquez, qui, faisant son autoportrait se regarde lui aussi dans un miroir. Rapport complexe du Roi, figure solaire, au XVIIe et du peintre, qui de Valet de la garde robe est devenu grand Maréchal du Palais (distinction exceptionnelle pour un peintre ayant troublé à l'époque de nombreux aristocrates). Le peintre, celui qui donne le point de vue , celui qui est dans le faire, dans la matière, le roturier se rapprochant du Roi. Comme dans cette peinture, où les véritables distances sont incommensurables, les emplacements incertains, les rapports ambigus.

Les Fileuses

Peint en 1657, ces figures peuvent se voir encore comme un jeu  sur les deux mondes. Le monde solaire et divin étant relégué au fond où la réalité se fond strictement avec la mythologie et l'illusion. Il s'agirait de membres de la famille royale visitant la manufacture des tapisseries ; mais leurs silhouettes se confondent avec les figures tissées ; mais cela évoquerait aussi l'histoire de Pallas et Arachné, Arachné jeune lydienne fille d'un teinturier, qui surpassant Pallas dans l'art de la tapisserie vit son travail, qui représentait les amours des dieux, détruit par cette dernière, qui la frappa de sa navette ; Arachné se pendit ensuite et fut transformée en araignée. Voilà encore une histoire conflictuelle des dieux et des humains. Cette scène ambiguë est repoussée au fond de la toile dans une lumière radieuse et dorée alors qu'au premier plan s'activent dans le monde réel, les fileuses, modelées par une lumière rasante, plus rare.

Coexistences

De toutes ces peintures, il ressort un certain nombre de constantes. Notamment cette pensée que l'infini n'est pas dans l'extension de l'espace, mais plutôt dans la complexité des relations internes de l'espace donné. La fameuse mise en abîme des Menines, pouvant être à la peinture ce que le triangle est à la géométrie pour Descartes, l'exemple d'une forme finie dont les propriétés sont infinies : « l'infini est en toute chose, car peut on être sûr de sa connaissance   finie ? »  [15]. Il semble que Vélasquez interroge à sa façon cette nouvelle et dérangeante bipolarité, du point de vue symbolique et esthétique. Son génie de la mise en place lui permettant de faire dialoguer ces deux univers.

Eliminant totalement la contrainte de la continuité perspective, sans avoir recours aux artifices baroques des nuées, nuages et visions, il respecte scrupuleusement la vraisemblance. Cette mise à l'écart de la perspective n'est pas absolue, mais celle ci n'est plus relation, médiation obligée entre le fini et l'infini, le proche et le lointain, c'est à dire le terrestre et le céleste, l'humain et le divin, le roturier et le royal.

Cela permet de bousculer les hiérarchies et de faire coexister des univers dissociés. Si l'univers reste fini et ses frontières infranchissables ainsi que les cadres et les corniches des tableaux, l'ordre des planètes n'est plus évident et le décentrement du système casse toute vision linéaire et simplement quantifiable, héritée du système ptoléméen. Ce qui est lumineux et rayonnant reste plutôt au fond, au loin, flottant et peu défini, flou. Cette lumière n'est pas celle qui éclaire directement le proche, le terrestre, le quotidien, le laid, le faire, les corps. Mais si ces univers sont distincts et presque indépendants, ils sont tout de même rapprochés par Vélasquez grâce à un système de découpes et de recadrages : Marthe et Marie dans leurs cadres respectifs, Bacchus isolé sur la Terre, Apollon recadré sur fond de ciel, Le couple royal dans son miroir, Pallas et Arachné isolées par la voûte et confondues aux tapisseries.

Ce type de découpe rappelle ce qui devient possible grâce aux perspicilli de Galilée, c'est à dire les lunettes permettant d'isoler ces planètes et étoiles lointaines et de les rapprocher, franchissant par le regard des distances nouvelles. Kepler (1571-1630) écrit : «  l'astronomie n'enseigne qu'une chose, à savoir qu'aussi loin qu'on voit des étoiles si petites soient elles, l'espace est néanmoins fini..avec ou sans télescope, des choses situées à distances infinies ne peuvent être perçues par la vue. Le monde optique est un monde fini» [16], Galilée écrit en tête de son Voyageur des étoiles : « Choses que personne n'a jamais vues ou pensées  (se proposant) : ..d'offrir au regard le spectacle précédemment caché » des étoiles nouvelles.. grâce au perspicilli, permettant avec la certitude des sens de se rendre compte de cet état de l'univers ».. 

C'est ainsi que Vélasquez rapproche les vignerons et Bacchus, Jésus de Marthe et Marie, Philippe IV de lui même etc. il fait coller à l'univers des sens, terrestres du toucher et des corps cette dimension lointaine et lumineuse du divin. Façon subtile d'étendre la profondeur de l'espace donné, de le borner de nouvelle manière. Tout ceci sans fusionner, sans glisser vers la démesure et l'excès en respectant strictement les règles classiques d'unité et de regard actif, Vélasquez en appelant toujours à la vue et à l'office de raison. Vélasquez semble arracher des morceaux aux deux divins ; le point commun entre Vélasquez et les lunettes étant fondamental, à savoir le dépassement de la perspective, qui ne peut décrire qu'une distance limitée sur terre et qui se trouve dépassée par les lunettes, puisque ce qui est loin n'est plus forcément plus petit (grossissement).

On pourrait conclure par Claude Lorrain (1600-1682) qui figure bien entendu parmi les rares ayant posé le luminaire au centre de leur toile. Si Vélasquez dialogue et semble contempler de la Terre, la dispute pour un centre incertain, tel Copemic, Lorrain semble avoir tranché : « Au milieu de tout repose le Soleil. En effet dans ce temple splendide qui donc poserait ce luminaire en un lieu autre ou meilleur que celui où il peut tout éclairer à la fois » [17].Le Lorrain encadre de colonnes et d'arbres et de nuages, par nature et culture, redoublant les limites du tableau comme par une corniche intérieure ce luminaire qui repose à l'horizon embrasant et embrassant tout. Bien que mis en perspective, le luminaire est hors d'atteinte car séparé de la Terre par une mer, sol incertain si il en est. De cet univers se dégage une certaine frustration, comme quoi tout serait dit ; et l'univers, borné de toutes parts, par colonnes, arbres, temples et quais est maintenant clos à l'horizon par la présence du soleil qui même lointain, ferme l'espace. Il ne reste alors que l’eau, la nuit ou les temples anciens pour rêver, thèmes que le romantisme saura développer quelques cent ans plus tard.

Avec lui pourrait-on dire, finissent les grandes œuvres picturales ayant tenté de se confronter à la représentation du monde et de l’univers, au dialogue entre les cieux, le soleil et la terre. Le XVIIIe siècle sera plutôt le siècle de la peinture de genre, ce qui est un autre programme.



[1] Cité par A. Koyré, Du monde clos à l'univers infini p.39 et 40.éd TEL Gallimard. 1973

 

[2]  A. Koyré, op.cit.

[3] idem

[4] H ;More, idem, p.183-186

[5] (idem).

[6] (cité par E. Panofsky. Galilée critique d'art. p.72.éd. Les Impressions Nouvelles. 1992).

 

[7]Cité par Louis Marin, détruire la peinture, éd. Galilée, 1977

[8] Idem, p. 56

[9] ibidem

[10] Ch. Lebrun, Conférence sur la Manne, cité par L. Marin, op.cit, p.56.

[11]Julien Gallego,  Vision et symbole dans la peinture espagnole du siècle d'or .p.260. éd. Klincksieck.1968

[12]op.cit p.188

[13] J. Gallego, op.cit. p.253

[14]Idem, p. 257

[15]2è. méditation. Entretiens   avec Burman. p.21. éd. Vrin. l975)

[16]Cité par A. Koyré op.cit. p. 110

[17]Cité par Koyré. op.cit. p.52